Je vous présente l'extraordinaire femme de sciences du 18e siècle Émilie du Châtelet, née Le Tonnelier de Breteuil.
L'âme la plus célèbre du château de Breteuil !
1 - Une enfant précoce !
Un grand compas de bois, sans ses pointes, tombe sous la main d'une camériste de la maison des Tonnelier de Breteuil, peut-être au château de Breteuil.
Cette personne transforme ce compas en poupée, à l'aide de chutes de tissus, pour la donner en jouet à Émilie.
La petite fille de 3 ans l’examine pendant un moment et finit par dépiauter les tissus dont on avait affublé l’outil.
Après l’avoir fait tourner dans ses mains pataudes, elle finit par tracer une figure informe dans laquelle on reconnaît, ému... un cercle !
2 - Ses parents
Louis Nicolas Le Tonnelier de Breteuil a 60 ans, quand sa fille Gabrielle-Émilie voit le jour, le 17 décembre 1706.
Il est à la retraite, après une longue carrière diplomatique comme introducteur des ambassadeurs et princes étrangers auprès du roi à Versailles.
Sa mère, Gabrielle de Froulay, était (selon Mme de Créquy) une femme cultivée et très proche de ses enfants, qu’elle fait élever chez elle : chose rare à l'époque, elle leur donne la même éducation, fille comme garçon !
« Aucune connaissance ne lui fut interdite, aucune contrainte ne pesa sur elle à cause de son sexe », écrit Élisabeth Badinter dans Émilie : l'ambition féminine au 18e siècle (1983).
3 - Le château de Breteuil
Le château de Breteuil est entré dans la famille Le Tonnelier en 1712 : en 2020, elle en est toujours propriétaire !
Ici, on peut marcher sur les pas d’Émilie en se rendant dans ses appartements, qui comprennent une jolie chambre bleue et un salon de musique cosy...
4 - De Breteuil... à Châtelet !
Émilie, on l'a vu, s’appelle de son nom de jeune fille Gabrielle-Émilie Le Tonnelier de Breteuil.
Elle devient Mme du Châtelet lorsqu’elle épouse, à 19 ans, le marquis Florent-Claude du Châtelet.
Un mariage arrangé, hé oui... Ils auront trois enfants.
Le mari est rarement là, tout occupé qu'il est, entre ses fonctions de lieutenant général de France et la chasse…
Ils tombent vite d'accord sur le fait de vivre des vies séparées.
5 - Émilie et Voltaire
Émilie rencontre Voltaire en 1733, qu’elle avait croisé petite chez son père, au château de Breteuil.
Elle a 27 ans, lui 39. C'est le coup de foudre, ils deviennent amants !
Il écrit :
« J'avouerai qu'elle est tyrannique. Il faut pour lui faire la cour, Lui parler de métaphysique Quand on voudrait parler d'amour. »
Le couple est explosif ! « Madame est tyrannique, Voltaire est rebelle » écrit Mme de Graffigny.
Quand ils se disputent, ils le font... en anglais !
Mais après 15 ans d'un amour et d'une complicité basés sur le savoir, Voltaire la trompe.
La passion se change en amitié, forte, jusqu'au bout.
Au tour d’Émilie en 1748 de tomber dans les bras d'un autre homme... vous vous souvenez ?
6 - Émilie fait des jalouses !
Mme de Créqui et Mme du Deffand font d’Émilie un portrait piquant, assez méchant... l'œuvre de mégères drôlement jalouses, vous allez voir !
L'une crache :
« C’était un colosse, une merveille de force et un prodige de gaucherie. Elle avait des pieds terribles et des mains formidables. Elle avait la peau comme une râpe à muscade. »
L'autre assène :
« Une femme grande et sèche, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes, une très petite tête, le visage aigu, le nez pointu, le teint rouge, échauffé, la bouche plate, les dents clairsemées et gâtées. »
Des jalouses, je vous dis ! Voltaire avait pourtant écrit à son Émilie, en prévision :
« Écoutez-moi, respectable Émilie, vous êtes belle, ainsi donc la moitié du genre humain sera votre ennemie. »
7 - Mme Pompon-Newton
Madame du Châtelet, tout esprit scientifique et cartésien qu’elle est, est très coquette et ne résiste pas aux froufrous : elle aime les chaussures, les bijoux, les dentelles...
Voltaire la surnomme tendrement Madame Pompon-Newton et dit d’elle :
« Son esprit est très philosophe Et son cœur aime les pompons. »
8 - La traduction de Newton
En 1745, Émilie commence la traduction en français du texte latin des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica d'Isaac Newton.
Il lui faudra 5 ans, pour accomplir ce travail colossal !
Une traduction minutieuse accompagnée de calculs, mais aussi un incroyable travail d'enrichissement du texte.
« Mon Newton est une affaire sérieuse et très essentielle pour moi », écrit Émilie en juin 1748.
« Elle passe ses nuits sur ses grimoires. Elle a peur de mourir avant d'avoir terminé la traduction monumentale de son œuvre », rapporte Jean Orieux dans son Voltaire (1966).
9 - Émilie et sa vision du bonheur
Discours sur le bonheur, son œuvre la plus personnelle, écrite entre 1744 et 1746, parait en 1779.
Le bonheur est un thème très apprécié, en ce siècle des Lumière.
Seulement, jusque-là, on n’avait que le point de vue masculin.
Quid du bonheur vu par une femme, vivant alors à une époque très injuste ?
Le texte d’Émilie n’a jamais eu vocation a être publié, elle ne se censure donc pas et expose des détails intimes.
Sa conclusion est en tous cas toujours d’actualité :
« Sachons bien ce que nous voulons être, décidons-nous sur la route que nous voulons prendre pour passer notre vie, et tâchons de la semer de fleurs. »
10 - Émilie et les femmes
« Je ferais participer les femmes à tous les droits de l’humanité, et surtout à ceux de l’esprit. Il semble qu’elles soient nées pour tromper, et on ne laisse guère que cet exercice à leur âme. Cette éducation nouvelle ferait en tout un grand bien à l'espèce humaine. »
Visionnaire, Émilie ! Ces phrases si piquantes sont extraites de la préface de sa traduction de La Fable des abeilles de l'Anglais Mandeville (1735).
Une réflexion sur la société humaine, comparée à une ruche...
Émilie explique dans sa préface pourquoi elle a traduit ce texte : c'est un très bon exercice intellectuel, certes, mais surtout la preuve qu'hommes et femmes sont égaux intellectuellement parlant...
« Qu'on fasse un peu réflexion pourquoi depuis tant de siècles, jamais une bonne tragédie, un bon poème, une histoire estimée, un beau tableau, un bon livre de physique, n'est sorti de la main des femmes ? Pourquoi ces créatures dont l'entendement paraît en tout si semblable à celui des hommes, semblent pourtant arrêtées par une force invincible en deçà de la barrière, et qu'on m'en donne la raison, si l'on peut. Je suis persuadée que bien des femmes ou ignorent leurs talents, par le vice de l’éducation, ou les enfouissent par préjugé, et faute de courage dans l’esprit. »
11 - Une femme au café !
Après la naissance de ses 3 enfants et la « séparation » d'avec son mari, Émilie travaille 12 heures par jour, lit, écrit, approfondit ses connaissances en sciences auprès du scientifique Moreau de Maupertuis.
Toutes les semaines, ces messieurs scientifiques se retrouvent au café Gradot, quai de l’École, pour causer avec les membres de l’Académie des Sciences.
Or, Gradot, comme tous les cafés de l'époque, interdit l'accès aux dames !
Émilie ne se démonte pas : elle se fait confectionner des vêtements d’homme et se joint à la table de Maupertuis.
Elle se fait accepter !
12 - Une grande première
En 1737, Émilie concourt au prix de l’Académie des sciences avec la question Sur la nature du feu, dérivée des travaux de Newton.
Voltaire participe. Son écrit ne satisfaisant pas vraiment notre Émilie, elle décide, en secret, de participer en rédigeant une dissertation.
Bon, pour tout vous dire, Émilie n'obtient pas le prix. Voltaire non plus !
Mais l’Académie des Sciences publie le mémoire d’Émilie : une grande première !
Son travail est alors reconnu comme une somme de connaissances subtiles sur la question, avec plusieurs projets d’expériences.
13 - Émilie meurt des suites d'une grossesse tardive
En 1748, Émilie rencontre le poète Saint-Lambert lors d'un séjour à la cour du roi Stanislas en Lorraine.
Elle en tombe follement amoureuse, perd toute raison. Elle se consume littéralement de l’intérieur...
Elle tombe enceinte, mais sent qu’elle va mourir.
Ce qui arrive finalement à Lunéville, le 10 septembre 1749. Elle avait seulement 42 ans.
Sources
- Alphonse Rebière. Les femmes dans la science. 1894.
- Élisabeth Badinter. Émilie : l'ambition féminine au 18e siècle. 1983.
- Mireille Touzery. Émilie Du Châtelet, un passeur scientifique au 18e siècle. La revue pour l’histoire du CNRS, 2008.
- Jacqueline Sneyers. Paris à livre ouvert. 1961.
- Pierre-Yves Beaurepaire. La France des lumières (1715-1789). Éditions Belin, 2015.
- Souvenirs de marquise de Créquy (tome 1). 1884.
- Eugène de Mirecourt. Voltaire (tome 9). 1877.