Condorcet inspecteur des Monnaies
Connaissez-vous l’occupant le plus célèbre de l’hôtel de la Monnaie ? Le marquis de Condorcet ?
Grand mathématicien, philosophe acquis aux droits des femmes… mais aussi inspecteur général des Monnaies de France, entre 1775 et 1790.
Il habite ainsi 15 ans, à l'hôtel des Monnaies, avec son épouse Sophie de Grouchy.
Le couple tient l’un des plus brillants salons parisiens, à la veille de la Révolution, dans cet hôtel qui vient d’être construit.
L'hôtel au temps des Condorcet
L'hôtel actuel, avec sa façade de 118 mètres de long, typique du style Louis XVI, est en effet contemporain des Condorcet !
Le contrôleur général des Finances, l'abbé Terray, en pose la première pierre en 1771.
Le bâtiment occupe l'emplacement de l'ancien hôtel de la princesse de Conti, qui a depuis donné son nom au quai sur lequel il trône : née Anne-Marie Martinozzi (1637-1672), épouse du duc de Conti, c’est l'une des 7 Mazarinettes, célèbres nièces du cardinal Mazarin.
L’hôtel, qui abrite la Monnaie de Paris, est la plus ancienne des institutions françaises et même, l’une des plus vieilles entreprises du monde, dixit le site officiel de l'institution !
Elle voit en effet le jour le 25 juin 864, sous le règne de Charles II le Chauve.
Sophie de Grouchy
Mais revenons à Sophie ! C’est juste après son mariage avec Condorcet, en 1786, qu’elle s’installe à l'hôtel de la Monnaie.
Sophie Marie Louise est née de Grouchy, en 1763. Oui ! Elle est la sœur du maréchal d'Empire, célèbre pour son rôle malheureux à Waterloo !
Intelligente, cultivée, philosophe et républicaine de la première heure, athée, pour qui les idées de Voltaire et Montesquieu n'ont aucun secret, artiste-peintre, auteure...
Elle séduit un certain marquis de Condorcet, l'épouse à la toute fin de l'année 1786 : il a 43 ans, elle 23.
Elle devient sa complice intellectuelle, les deux partageant des idées de justice sociale, d'égalité pour tous, de meilleure tolérance religieuse.
Condorcet, considéré peut-être comme le seul féministe du 18e siècle !
Le « centre de l'Europe éclairée »
Avec l’arrivée de Sophie de Grouchy s'ouvre donc une page brillante pour le monument. Le salon qu’elle y tient devient le plus fréquenté du Paris d'avant la Révolution française !
Le « centre de l'Europe éclairée », écrit Guillois dans sa biographie sur Sophie, gravitant autour d’un couple moderne aux idées en avance sur leur temps.
Sophie reçoit les plus grands scientifiques et philosophes, français et étrangers. Aux côtés de Grimm, Beaumarchais ou Chénier, on trouve :
- L’oncle de Sophie, l'avocat Dupaty, célèbre pour avoir, aux côtés de Condorcet, obtenu l’acquittement de 3 journaliers innocents, condamnés au supplice de la roue pour attentat, sans preuves ;
- Thomas Paine, philosophe engagé dans la Révolution américaine en faveur de l'indépendance des 13 colonies ;
- le futur président des États-Unis Thomas Jefferson ;
- le neveu de Benjamin Franklin, Adam Smith : Sophie traduira son traité intitulé Théorie des sentiments moraux (elle parle anglais couramment)…
Des idées nouvelles !
Le salon de l’hôtel de la Monnaie prend très vite un rôle politique, en devenant l’un des lieux parisiens de la pensée pré-révolutionnaire.
Une pensée parfois terriblement en avance sur son temps, notamment sur les droits des femmes.
Plusieurs femmes d’importance, d’ailleurs (dont la célèbre Olympe de Gouges, précurseure du féminisme), s’invitent elles aussi dans les discussions animées : le salon devient « un laboratoire d’idées où l’on prépare un monde nouveau. »
C’est dans ce salon de la Monnaie que Sophie de Grouchy et Condorcet, flanqués de Paine, ont « une réflexion austère sur les institutions politiques, préconisant la reconnaissance des droits de la femme qui n’ont encore aucune existence juridique », explique Jean Haechler dans Le règne des femmes (2001).
Les droits des femmes et les Condorcet, toute une histoire !
Un couple résolument féministe
C’est assurément Sophie qui inspire à Condorcet sa pensée résolument féministe.
Car avant son mariage, celui-ci n’avait jamais abordé le sujet une seule fois.
C’est plus encore avec la naissance de leur fille unique Eliza, en 1790, qu’ils entament un travail commun, publiant le premier grand manifeste occidental sur les libertés des femmes et leurs droits politiques : Sur l'admission des femmes au droit de cité.
Ils y écrivent si justement ceci :
« Les philosophes et les législateurs n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Pourquoi des êtres exposés à des grossesses, et à des indispositions passagères, ne pourraient-ils exercer des droits dont on n'a jamais imaginé de priver les gens qui ont la goutte tous les hivers, et qui s'enrhument aisément ? »
Les Condorcet posent le principe de l'égalité :
« Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi, les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens. »
Ce seul texte suffira à faire de Condorcet une figure engagée pour les droits des femmes, notamment pour le droit de vote.
Un travail de longue haleine, en duo
En 1790 encore, Sophie de Grouchy collabore une fois de plus avec son mari à l'écriture des Mémoires sur l’Instruction publique : le couple milite pour une éducation plus égalitaire entre les deux sexes.
Toujours avec Sophie, Condorcet écrit ensuite sa dernière œuvre, Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain : prélude à, semble-t-il, une œuvre bien plus ambitieuse.
Dernière œuvre, oui… Arrêté en pleine tourmente révolutionnaire, notamment considéré comme suspect pour ne pas avoir voté la mort du roi Louis XVI, Condorcet meurt en prison dans des conditions restées mystérieuses, le 29 mars 1794.
Sophie consacre le reste de sa vie à publier les écrits de son compagnon, immense fruit d'une pensée commune, révolutionnaire.
Sources
- Jacques Hillairet. Dictionnaire historique des rues de Paris. Éditions de Minuit, 1963.
- J.-A. Dulaure. Histoire de Paris et de ses monuments. 1846.
- Olivier Blanc. Cercles politiques et « salons » du début de la Révolution (1789-1793). In Annales historiques de la Révolution française, n°344. 2006.
- Jean-Paul de Lagrave. Sophie de Condorcet, l'égérie du bonheur. In Dix-Huitième Siècle, n°36. 2004.
- Antoine Guillois. La marquise de Condorcet : sa famille, son salon, ses amis. 1897.
- Antonia Criscenti. Sophie de Grouchy et Olympe de Gouges : la pensée au féminin à l’origine d’un modèle éthico-politique et pédagogique complexe. In Cahiers de Narratologie, n°40. 2021.
- Jean Haechler. Le règne des femmes : 1715-1792. Grasset, 2001.