Voici l'histoire d'un naufrage terrible, qui décime tout l’équipage. Aucun survivant !
Les corps retrouvés reposent dans ce paisible cimetière marin corse, au large de Bonifacio.
Embarquez avec nous pour en savoir plus sur ce drame (à l’origine de nos bulletins météo actuels) !
Le contexte
La guerre de Crimée bat son plein, entre 1853 et 1856.
Un conflit qui oppose la Russie à l’Empire ottoman, la France et le Royaume-Uni et qui se déroule en Crimée, autour de la base de Sébastopol.
Là, tout de suite, à l’heure où se déroule notre histoire, il faut des renforts !
La Sémillante fait partie de ceux-là, alors que le siège de Sébastopol atteint son apogée.
Il faut gagner la mer Noire pour apporter vivres, renforts et munitions.
L’équipage
Il se compose, rapporte Histoire complète des opérations militaires en Orient et dans la Baltique (Jules Ladimir, Honoré Arnoul, 1855), de :
- 773 soldats et membres d’équipages, dont 301 officiers et marins ;
- 393 fantassins et artilleurs.
Le commandant s’appelle Gabriel Jugan, il a 48 ans. Tout sauf un marin d’eau douce !
À l’inverse du capitaine incompétent de la célèbre Méduse, si vous voyez ce que je veux dire...
Écoutez plutôt : on le décrit comme
« dans la force de l’âge, naviguant depuis de longues années dans la Méditerranée, comptant 10 ans de grade de capitaine de frégate et noté par les amiraux comme un excellent manœuvrier. »
Un oubli funeste ?
La Sémillante est un bateau breton, de Lorient, pour être précise.
En Bretagne, justement, on raconte que le commandant de la Sémillante a oublié de saluer Notre-Dame-de-l’Armor de plusieurs coups de canons, comme c’est l’usage, en quittant le port de Lorient pour Toulon...
Le naufrage au large de Bonifacio
La frégate quitte le port de Toulon le 14 février 1855.
Il est 5 heures du marin environ, en arrivant sur Bonifacio, quand une terrible tempête se déchaîne.
Quelque chose de jamais vu, de mémoires de Corses ! Pas même du maire, du haut de ses 75 ans.
Dans la cité, les toits sont arrachés, une maison vient de s’écrouler, des arbres se sont fait déraciner.
La Sémillante a dû se faire briser comme une noix dans une main de géant.
Mais comment ? On ne saura jamais. Si, grâce aux quelques rares témoins, dont le chef du phare de la Capo Testa, situé juste en face, en Sardaigne.
Il dit avoir vu une frégate vers 11 h le matin, « dont il ne comprenait pas bien la manœuvre, ce qui lui fit supposer qu’elle avait des avaries dans son gouvernail. »
Un choc terrible a dû avoir lieu. Probablement celui avec un haut-fond rocheux, une puissante rafale ayant fait dériver le bateau.
Les débris forment une grande montagne d’objets réduits en petits morceaux : épées, fusils...
Le lieutenant de l’Arverne (le bateau venu récupérer les corps) rapporte :
« Poussée par cette tempête d’ouest sud ouest, la frégate a dû toucher d’abord sur la pointe sud-ouest de l’île Lavezzi : c’est là en effet que l’on trouve d’abord quelques tronçons de ses mâts et de ses vergues brisés, encore à flot et retenus dans cette position par un enchevêtrement de cordages fixés au fond. Au milieu des tronçons se trouve aussi un morceau de la coque de la frégate, qui paraît provenir de la partie comprise entre les porte-haubans de misaine et la flottaison ; il y a là un hublot. Puis toute la partie sud de l’île est jonchée de menus débris et de morceaux de la coque qui n’ont presque plus aucune valeur. »
Les corps
Un vieux berger corse raconte qu’il
« avait vu le rivage encombré de débris et de cadavres laissés par la mer. Épouvanté, il s’était enfui en courant vers sa barque, pour aller à Bonifacio chercher du monde. Il était presque fou de peur ; et, de l’affaire, sa cervelle en est restée détraquée. Le fait est qu’il y avait de quoi. Figurez-vous 600 cadavres en tas sur la sable, pêle-mêle avec les éclats de bois et de lambeaux de toile. »
On envoie le bateau l’Arverne sur place recueillir les corps. Le 2 mars, 3 cadavres ont été retrouvés.
3 jours plus tard, on totalise 60 corps, nus pour la plupart :
« Ces infortunés avaient eu le temps de se déshabiller pour lutter plus facilement contre la mort. »
Tous sont méconnaissables, dans un état de putréfaction avancée.
Parmi tous ces corps, deux sont formellement identifiés : celui du commandant et celui de l’aumônier. Grâce à l’uniforme du premier et les bas de soie noire du deuxième…
Les matelots de l’Arverne sont tous choqués par l’ampleur de la catastrophe et par la tâche macabre qu'on leur a confiée.
Le cimetière
« Qu’il était triste le cimetière de la Sémillante !… Je le vois encore avec sa petite muraille basse, sa porte de fer, rouillée, dure à ouvrir, sa chapelle silencieuse, et des centaines de croix noires cachées par l’herbe… Pas une couronne d’immortelles, pas un souvenir ! rien… Ah ! les pauvres morts abandonnés, comme ils doivent avoir froid dans leur tombe de hasard ! »
Ces mots, on les doit à Alphonse Daudet, tirés de sa nouvelle L’agonie de la Sémillante...
560 corps au total reposent dans ce petit cimetière marin, balayé par les embruns et baigné par le chaud soleil corse.
Les autres corps n’ont jamais été retrouvés.
La plaque sur la petite chapelle indique :
« À la mémoire des officiers des armées de terre et de mer qui ont trouvé la mort dans le naufrage de la Sémillante le 15 février 1855 vers midi. Leurs restes sont confondus ici avec ceux de leurs hommes unis dans le repos éternel comme ils l'étaient dans le devoir. Que leurs noms soient connus pour nous permettre d'honorer leur mémoire. »
Urbain Le Verrier et les bulletins météo
Connaissez-vous Urbain Le Verrier ? Directeur de l’Observatoire de Paris, ce Normand est célèbre pour avoir découvert la planète Neptune, en 1846.
Mais aussi… pour avoir établi l’ancêtre de nos bulletins météorologiques ! Et c’est important, dans l’histoire de la Sémillante.
Le 14 novembre 1854, une espèce d’ouragan frappe la Crimée et la mer Noire, sans prévenir. Une quarantaine de navires franco-turcs, qui assiégeait Sébastopol, coule ce jour-là !
Rien ne peut plus l’arrêter, elle traverse l’Europe d’ouest en est.
Le Verrier pense que l’on aurait pu prévoir cette tempête de 1854 ! Et éviter d’autres drames marins.
Il écrit :
« En apprenant à Vienne que la tempête avait sévi à telle heure sur les côtes de France, à telle heure à Paris, à telle heure à Munich, et toujours en augmentant d'intensité, ne pouvait-on prévoir qu'elle allait atteindre la mer Noire ? »
C’est une autre gigantesque tempête, celle qui provoque la fin de la Sémillante, qui le convainc de mettre en place un réseau de relevés météorologiques dans toute l’Europe, afin de prévenir les navigateurs de tempêtes à venir.
Comment ? À l’aide d'une trentaine de stations reliées par télégraphe.
Le tout premier bulletin météorologique avec carte date du 7 septembre 1863, diffusé depuis l’Observatoire de Paris.
On venait d’assister à la naissance de la Météo nationale !
Pour conclure... avec Alphonse Daudet !
Ce naufrage permet, pourquoi pas, de se replonger dans la nouvelle d’Alphonse Daudet L’agonie de la Sémillante, parue dans ses Lettres de mon moulin, en 1886.
Sources
- Gaston d'Angélis, Don Giorgi. Guide de la Corse mystérieuse. Éditions Tchou, 1968.
- Frédéric Zurcher. Les naufrages célèbres. 1872.
- Météorologie : grande onde atmosphérique de novembre 1854. In Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences (tome 8, année 5).
- Collectif. Le climat à découvert. CNRS Éditions, 2017.