This website requires JavaScript.

L’affaire Carrouges-Legris, un duel judiciaire

Quand : 1386

Duel Carrouges-Legris (Chroniques d'Angleterre, J. de Wavrin) | ©The British Library / Public domain
Château Château de Carrouges

C’est un sombre fait divers qui a pour protagoniste le seigneur de ce château normand aux pierres rouges, Carrouges.

Le viol présumé de l'épouse du seigneur de Carrouges, par son meilleur ami.

L’affaire Carrouges-Legris, ou l’histoire de l’avant-dernier duel judiciaire de France !

Une amitié qui se délite...

18 janvier 1386. Au cœur de cet hiver médiéval gris, Marguerite de Carrouges née de Thibouville, raconte d'une voix tremblante qu’elle a été violée par Jacques Legris, favori du duc d’Alençon, dans une sombre chambre du château normand de sa belle-mère.

Son mari, Jean de Carrouges, était alors parti en expédition en Écosse...

Une haine implacable s'était installée entre Legris et le mari de Marguerite, le seigneur de Carrouges, celui-là même qui fait construire le premier château de Carrouges, dont il ne reste que le donjon.

Oh… Carrouges et Legris se connaissent depuis longtemps.

L’un vient d’une bonne famille, l’autre, Legris, plus modeste.

Mais avec acharnement, il arrive à escalader les échelons sociaux, jusqu’à se hisser au même rang que son ami : Legris devient l’écuyer et le favori du comte d’Alençon Pierre II, Carrouges est chevalier de la cour ducale.

Legris devient même le parrain du fils que Carrouges a eu d’un premier mariage !

Tout ceci, c'est Froissart qui nous le conte dans ses Chroniques.

Mais ils finissent par se vouer une haine mortelle. Carrouges, allez savoir pourquoi, a cru que Legris « lui avait nui auprès du duc d’Alençon »...

Les faits

Voilà la version que donne Marguerite, d’après les registres du Parlement.

Carrouges, obligé de s’absenter, confie son épouse à sa mère Nicole, au manoir de Capomesnil.

Mais ladite belle-mère doit s’absenter une journée, laissant sa bru seule au château. C’est pendant cette absence qu’elle se fait agresser.

Legris flanqué d’un ami peu recommandable, Adam Louvel, vient toquer à la porte. Les trois dînent joyeusement. La soirée se déroule sans aucun problème.

Et là… c’est le drame.

Oyons ce que Froissart le chroniqueur a à raconter :

« La dame qui nul mal n’y pensait, le recueillit moult doucement et le mena en sa chambre et lui dit et montra grand foison de ses besognes. Jacques requit à la dame, qui tendait à sa mâle volonté accomplir, que elle le mena voir le donjon. Car en partie, il était là venu pour le voir. La dame s’y accorda, et y allèrent eux deux. Incontinent qu’ils furent entrés au donjon, Jacques la prit et embrassa et se découvrit de sa mauvaise volonté. La dame fut toute ébahie et eut volontiers retourné à l‘huis, mais elle ne put. Car Jacques était fort homme et dur, l’embrassa et la mit à terre sur les carreaux et en fit sa volonté. Tantôt qu’il eut fait, il ouvrit l’huis et s’appareilla pour partir. »

En précisant dans une autre version que la dame :

« voulut crier, mais elle ne put, l’écuyer lui bouta un petit gant qu’il tenait, en la bouche et l’estraindit ; car il était fort homme, de bras roide et léger, et l’abattit sur le plancher, et la viola, et en eut ses délices. Et quand il eut fait, il lui dit : Dame, si vous faites nulle mention de cette avenue, vous serez déshonorée. »
La cour intérieure

Cour intérieure du château de Carrouges | ©Selbymay / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

Dieu s'en mêle, jugement en vue

Jean de Carrouges revient d’expédition d'Écosse, donc.

Dès l’annonce du viol et Marguerite qui accuse formellement Jacques, Carrouges sent son sang bouillir.

Il court voir le comte d’Alençon, qui ne croit pas un mot de la culpabilité de Legris.

En plus, ses gens ont vu celui-ci le jour et à l’heure supposés du crime, à Argentan…

Malgré l’alibi, l’absence totale de preuves, et sur les affirmations catégoriques de Marguerite, on a recours au jugement de Dieu.

L’ordalie !

Aaaah, alors ! À l’époque médiévale, la justice s’en remet à Dieu : il s’agit du duel judiciaire ou ordalie (judicium dei), qui faisait gagner le plus fort. Donc, mourir le coupable, bien sûr.

Celui-ci a lieu le 29 décembre 1386, à Paris, derrière le prieuré de Saint-Martin-des-Champs, en présence du roi Charles VI.

Froissart rapporte l’évènement dans ses chroniques. Les deux hommes, à cheval, entrent en lice :

« Après les premières joutes, Jean de Carrouges, navré en la cuisse, dont tous ceux qui l’aimaient en furent en grand effroi, abattit son adversaire à terre ; lui bouta une épée au corps, et l’occit au champ, puis demanda s’il avait bien fait son devoir. On lui répondit que oui. Puis fut le corps délivré au bourreau de Paris, qui le traîna à Montfaucon, et là il fut pendu. »

Legris venait de mourir. Justice était faite. Vraiment ?!

Carrouges

Carrouges | ©Selbymay / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

Le vrai du faux !

Les historiens s’arrachent les cheveux sur ce fait divers.

Comment démêler le vrai du faux ? Qui dit vrai ?

Coupable !

Legris serait bien coupable, un enfant serait même né de ce crime.

Jean de Carrouges n’est pas en Normandie à l’époque de la conception de l'enfant : aucun doute sur l'identité du géniteur...

Innocent

Legris serait innocent, Marguerite aurait tout inventé, profitant de l’inimitié naissante entre les deux amis, pour accuser Legris de viol : elle attendait en fait l'enfant d'un amant…

Ravagée par les remords d'avoir fait tuer un innocent, elle part s’enfermer pour le reste de ses jours au couvent.

Après, de plus, la mort de son mari au combat en Terre-Sainte...

Troublant...

Et que dire de ce criminel ressemblant à s’y méprendre à Legris, qui reconnaît le viol reproché à ce dernier, au moment où on le condamne à mort ?

À savoir !

Il ne s’agit pas du dernier duel judiciaire de France, en fait !

Ce sera le 10 juillet 1547, avec le célèbre coup de Jarnac opposant le baron de Jarnac et François de Vivonne…

À noter aussi que Ridley Scott (Alien le huitième passager, Blade Runner, Gladiator) a réalisé The Last Duel en 2021, basé sur ce fait divers passionnant : avec Matt Damon dans le rôle de Carrouges et Adam Driver dans celui de Legris.

Sources principales

  • Pierre Larousse. Grand dictionnaire universel du 19e siècle.
  • Nicolas Le Moyne des Essarts. Essai sur l'histoire générale des tribunaux des peuples tant anciens que modernes. 1779.

À propos de l'auteure

Vinaigrette
Passionnée par les balades et par l'Histoire, grande ou petite... pleine de détails bien croustillants, si possible !