This website requires JavaScript.

Quand l’abbaye de Clairvaux abritait une colonie pénitentiaire agricole pour jeunes délinquants

Quand : 1843 - 1863

Maison centrale de Clairvaux (cote 8 Fi 10074) | ©Archives départementales de l'Aube
Abbaye Emprisonnement Abbaye de Clairvaux

Deux mots pour commencer !

La délinquance des jeunes n’est pas nouvelle. En ce début de 19e siècle, ils sont dans une profonde misère sociale, en pleine ère industrielle, laissés à eux-mêmes, auteurs de petits délits.

Une nouvelle forme de prison pour mineurs va naître, dans les années 1840 : les colonies pénitentiaires agricoles.

Censées être moins répressives, elles devaient remettre des jeunes perdus dans le droit chemin, par le travail en plein air, couplé à une discipline de fer, une éducation morale et religieuse.

Les préparer à un futur métier, également, à leur sortie de la colonie : celui-ci devant les empêcher de retomber dans la misère et ses travers.

Bien beau, sur le papier… mais en pratique ? Voyons ceci avec le cas de la colonie de l’ancienne abbaye de Clairvaux !

Sans asile (F. Pelez, 1833)

Sans asile (F. Pelez, 1833) | ©Paris Musées - Petit Palais / CC0

Mineurs et adultes mélangés !

Sous l'Ancien Régime, maisons de corrections et dépôts de mendicité enferment les enfants rebelles et vagabonds, mélangés sans distinction d'âge aux détenus adultes.

À la Révolution, on décide de séparer physiquement ces jeunes, selon notamment la gravité des délits commis.

Des quartiers spéciaux pour mineurs voient petit à petit le jour, au sein de quelques grandes prisons françaises. Mais le processus de séparation des détenus mineurs et des adultes est long...

Une première prison pour jeunes délinquants, âgés de 6 à 20 ans, voit le jour à Paris, en 1836 : la Petite Roquette.

Ce n'est pas encore assez !

Petite Roquette (H. Blancard, 1890)

Petite Roquette (H. Blancard, 1890) | ©Paris Musées - Musée Carnavalet / CC0

La création des colonies agricoles

Alors, dès les années 1830, Charles Lucas, inspecteur général des prisons, préconise la création de « colonies agricoles. » Pour lui, il faut mettre les jeunes détenus au travail, en plein air.

Ça tombe bien ! La campagne manque de bras et les jeunes croupissent en prison dans de mauvaises conditions, néfastes à leur réhabilitation : le grand air leur rendra santés physique et morale. Le travail... les rééduquera !

Ainsi, entre 1838 et 1850, 12 colonies privées de détenus mineurs voient le jour : 4 colonies agricoles publiques, annexées aux maisons centrales, se créent entre 1842 et 1845, dont celle de Clairvaux (1843), qui fonctionnera jusqu'en 1863.

En tout, entre 1840 et 1850, 50 colonies agricoles, en majorité privées (l’État les préfère, car elles coûtent moins cher) sont fondées aux quatre coins de la France.

Alors, quid de l’ancienne abbaye de Clairvaux ?

Abbaye de Clairvaux

Abbaye de Clairvaux | ©Peter Potrowl / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

L’abbaye de Clairvaux, prison d’État

L'abbaye de Clairvaux avait été transformée en prison par Napoléon Ier, en 1808. Parmi les plus célèbres détenus :

  • Claude Gueux, qui inspire à Victor Hugo son personnage de Jean Valjean ;
  • des communards comme Auguste Blanqui ;
  • des anarchistes, à la fin du 19e siècle, comme le prince Kropotkine ;
  • Claude Buffet et Roger Bontems, tristement célèbres pour leur évasion en 1971, faisant deux morts parmi les agents de la prison... jusqu'à la fermeture de la maison centrale en 1971.
Clairvaux : entrée principale (Henri Manuel, 1931)

Clairvaux : entrée principale (Henri Manuel, 1931) | ©Coll. ENAP - Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

Des enfants prisonniers à Clairvaux

En 1850, Clairvaux est devenu le plus grand établissement pénitentiaire de France. Les conditions de détention y sont... terribles !

« La nourriture est infecte : légumes pourris, viande avariée fournie par un boucher, qui abat clandestinement les bêtes malades et introduit la viande de nuit dans la prison. »

Il n'y a aucun médicament ou soin.

En 1858, on compte 2700 prisonniers, dont 555 enfants.

Des enfants séparés des adultes dans un « quartier d’éducation correctionnelle », oui, mais qui subissent maladies, faim et mauvais traitements.

En 1847, on meurt de faim et de froid, les enfants « laissés nus faute de vêtements » !

Clairvaux : une pièce (Henri Manuel, 1931)

Clairvaux : une pièce (Henri Manuel, 1931) | ©Coll. ENAP - Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

La création de la colonie agricole de Clairvaux

Alors, un projet de fermes dépendantes du quartier d’éducation correctionnelle de la maison centrale de Clairvaux commence à germer. Le nombre de jeunes détenus arrivant toujours plus nombreux...

La maison crée deux colonies agricoles publiques : les Forges et la Bretonnière.

À leur arrivée, les jeunes sont en mauvaise santé, « appauvris par la misère et par le séjour trop prolongé qu’ils font dans les maisons d’arrêt. » Le bon air est censé les requinquer...

Les mineurs, à leur arrivée à Clairvaux, séjournent d'abord au quartier d’éducation correctionnelle, avant d'être dispatchés dans les colonies.

Les jeunes qui ne peuvent travailler à la ferme, pour raison de santé, restent à la maison centrale de Clairvaux pour des « travaux industriels. »

Maison centrale de Clairvaux

Maison centrale de Clairvaux | ©Archives départementales de l'Aube

Quel est le profil des jeunes prisonniers de Clairvaux ?

Entre 1850 et 1865, Clairvaux compte 1899 jeunes détenus.

  • Ce sont le plus souvent des vagabonds et des auteurs de petits délits, de vols ;
  • l'âge moyen d'entrée ? 15 ans, mais on trouve des enfants de 7 ou 8 ans !
  • en majorité, ce sont des enfants issus de milieux pauvres, laissés très jeunes à leur sort, non ou mal encadrés, obligés de mendier et de voler pour subsister, de parents souvent sans profession déterminée.

Ce sont des mineurs jugés « non discernants », terme utilisé par le Code pénal depuis 1791 : ils ont été acquittés, soit remis à leurs parents s'ils peuvent s'en occuper, soit détenus jusqu'à leurs 20 ans pour être « rééduqué. »

Quelques-uns seulement ont commis des délits graves « contre des personnes » (viols, coups et blessures) : la majorité sont donc des voleurs, des « petits mendiants » et vagabonds.

  • Léonard C., 15 ans, condamné pour « vagabondage et vol d’une chemise », sans abri ;
  • Eugène G., 11 ans, qui a « soustrait frauduleusement une cuillère en argent » ;
  • Joseph V. 13 ans, condamné pour « vol d’un saucisson dans une boutique » ;
  • François D., 14 ans, condamné pour « coups et blessures ayant occasionné la mort sans intention de la donner » ;
  • Jean-Baptiste R., 7 ans, condamné pour « vols sans discernement », enfermé jusqu'à ses 18 ans.
Clairvaux : détenus dans la cour (Henri Manuel, 1931)

Clairvaux : détenus dans la cour (Henri Manuel, 1931) | ©Coll. ENAP - Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

Les conditions de vie à Clairvaux

Des repas insuffisants

La dureté des travaux agricoles, parfois pendant 15 heures d'affilée, usent les jeunes colons jusqu'à en perdre leur santé.

Ce ne sont pas les repas qui vont les requinquer : servis 3 fois par jour, ils se composent de 250 g de pain et d’un bouillon, tous les jours de la semaine. Même les jours fériés !

Terrifiant, pour des gamins en pleine croissance…

Une école rudimentaire

Imaginez qu'en plus, il faut qu'ils assistent à plusieurs heures de cours, tard le soir ou très tôt le matin (bases de la lecture, écriture, calcul)...

Des cours bien souvent trop rudimentaires, la colonie manquant cruellement de personnel et de matériel.

Aucune récompense

À ces rudes conditions de vie s'ajoute le fait que les mineurs ne sont évidemment jamais rémunérés pour leur travail.

Il n'existe pas non plus de système de récompense, en cas de bonne conduite.

Et si le quartier d’éducation correctionnelle de Clairvaux propose des loisirs, comme le dessin ou la musique, rien n'est prévu pour ses deux colonies agricoles...

Clairvaux : petit cloître (Henri Manuel, 1931)

Clairvaux : petit cloître (Henri Manuel, 1931) | ©Coll. ENAP - Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

Des enfants exploités

Faute de moyen financier, et les jeunes détenus arrivant toujours plus nombreux, la maison centrale de Clairvaux se met à transférer massivement les mineurs vers d'autres colonies agricoles : en particulier celle de Saint-Antoine près d'Ajaccio, où les conditions sont aussi terribles.

Car des abus surgissent dans les colonies, privées comme publiques !

Les jeunes détenus sont « loués », confiés à des particuliers, des industriels. En contrepartie de leur travail, leurs « employeurs » sont censés les nourrir et les éduquer… censés, oui !

Le travail a lieu dans des conditions inhumaines, tout ceci aboutissant à une exploitation pure et simple des colons.

À la fin, en 1861, les jeunes de Clairvaux sont devenus des esclaves, travaillant plus de 10 heures par jour, avec une pauvre heure quotidienne d'école.

Début 1862, le directeur de la prison de Clairvaux, en visite dans une de ces « entreprises », voit des enfants sales, dénutris, non éduqués :

« Les mains, les pieds, la figure même, sont couverts d’une épaisse couche de saleté qui, chez plusieurs, se détache par écailles » !
Clairvaux : grand cloître (Henri Manuel, 1931)

Clairvaux : grand cloître (Henri Manuel, 1931) | ©Coll. ENAP - Centre de ressources sur l’histoire des crimes et des peines

La fin progressive d'un système

Les administrateurs de prisons de l’État finissent par dénoncer ce système de colonies qui maltraitent les jeunes délinquants, qui ne voient en eux que de la main d’œuvre corvéable à souhait.

Les choses allaient enfin bouger...

  • Une enquête parlementaire sur le régime pénitentiaire, en 1872, débouche sur de vives critiques de ces établissements ;
  • la loi du 24 juillet 1889 reconnaît les enfants maltraités ou « moralement abandonnés », et permet la déchéance de l'autorité paternelle ;
  • la loi du 19 avril 1898 introduit l'idée que les enfants délinquants ne doivent plus être seulement punis, mais aussi aidés, protégés ;
  • entre les deux guerres, les colonies pour mineurs sont dénoncées via des séries de scandales : on n'hésite plus à les comparer à des « bagnes pour enfants », amenant leur fermeture définitive en 1945.

Pour conclure

Les colonies agricoles, à l’instar de celle de Clairvaux, ont échoué : les jeunes délinquants n'écopaient que d'une vie de souffrances, sans aucune perspective ; ils n'avaient reçu ni l'éducation, ni la formation professionnelle promises.

Qu’en restent-ils, aujourd’hui ?

La problématique de délinquance reste la même qu'il y a 2 siècles, dans les grandes lignes : misère, familles précarisées et fragilisées, exclusion…

À l'heure où l'on reparle de placer les mineurs délinquants dans des centres éducatifs fermés (CEF), alternative à la prison et au foyer, l'enfermement est-il encore la solution ?

Sources

  • Catherine Prade. Les colonies pénitentiaires au XIXe siècle : de la genèse au déclin. In Éduquer et punir : la colonie agricole et pénitentiaire de Mettray (1839-1937). Presses universitaires de Rennes, 2005.
  • Jean-François Condette. Entre enfermement et culture des champs, les vertus éducatives supposées du travail de la terre et de l’atelier : les enfants de Clairvaux (1850-1864). In Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » (n°7). 2005.
  • Jean-Baptiste Peyrat. Clairvaux et ses colonies agricoles d’enfants. In Criminocorpus, Justice des mineurs. 26/03/2012.
  • Merci à Isabelle Guérineau, documentaliste au Centre de Ressources sur l'Histoire des Crimes et des Peines (CRHCP) de l'École nationale d'administration pénitentiaire (ENAP), pour son aide.

À propos de l'auteure

Vinaigrette
Passionnée par les balades et par l'Histoire, grande ou petite... pleine de détails bien croustillants, si possible !