Une petite histoire de la citadelle de Corte : l’évasion de l’archevêque déporté par Napoléon
Voici l’extraordinaire aventure d’un archevêque italien, enfermé dans l'ancien château construit au début du 15e siècle par Vincentello d'Istria !
Les prêtres déportés par Napoléon
Oui, tout commence avec des prêtres déportés ! Mais pourquoi ?
On sort tout juste de la Révolution française. La religion y a été malmenée, anéantie ! Remplacée par un culte païen. Puis... une lueur d’espoir ?
Oui ! Le catholicisme est enfin rétabli. Le premier consul, Bonaparte, veut la paix religieuse du pays...
Le pape Pie VII signe avec lui le Concordat d’août 1801.
Ce texte devait réintroduire l’influence du Saint Siège dans la religion française.
Mais au final, en avril 1802, la promulgation des articles fait de l’Église de France une Église peu dépendante de Rome…
Le pape ne peut pas accepter la situation.
Il avait bien essayé de négocier, lors du sacre de l’empereur en décembre 1804, en vain. Les relations entre Pie et Napoléon s’enveniment.
Le blocus contre l’Angleterre ordonné par Napoléon et la neutralité du pape lancent la répression :
- Rome est occupée ;
- puis, par un décret de mai 1809, Napoléon annexe les États pontificaux.
Ceux qui refuseront de prêter serment à l’Empire français seront déportés… ce sera le cas de Tommaso Arrezzo !
L’histoire de Tommaso Arezzo
De Rome à Bastia
Le 6 septembre 1808, l'archevêque Tommaso Arezzo est arrêté dans sa résidence du palais Madame, à Rome, par 30 soldats français.
Le lendemain, on l’interne à Novare, parmi un grand nombre de prêtres.
Puis, en mars 1811, vient le départ pour la Corse. D’abord, Bastia.
Les conditions de détention sont correctes : il est libre de ses mouvements, dans l’enceinte de la ville.
Jusqu’à ce que le 4 mai 1812, un décret ordonne à tous les nouveaux sujets de l’empereur de lui jurer fidélité et obéissance, sous peine de déportation et confiscation des biens !
À Bastia, on n’a pas spécialement peur. On est déjà déporté, et on n’a aucun bien, alors...
On amène bientôt tous les prêtres chez l’aide de camp, pour les forcer à prêter fidélité.
Arezzo déclare qu’il n’est pas sujet de l’empereur et qu’il trahirait son roi, s’il jurait obéissance.
La réponse laisse coi l’aide de camp ! Pour le moment, on ne l’ennuie plus…
Mais pendant ce temps, toutes les nuits, des barques de religieux italiens quittaient la Corse en douce, pour la Sardaigne. Les Français prennent peur... et si… Arezzo faisait de même ?
On décide de l’enfermer dans les terres, à Corte. Arezzo se met bientôt en route, escorté par quelques soldats et un officier français.
L'arrivée à Corte
Le voyage qui le conduit de Bastia à Corte est d’un ennui mor-tel !
La route « ne vaut rien pour les voitures qui cahotent le voyageur d’une façon cruelle ».
Pendant tout le trajet, il n'y a
« pas un seul endroit où l’on puisse se reposer. Les auberges sont si sales qu’elles soulèvent le cœur. De plus l’air n’est pas sain dans cette région. Si l’on s’endort, on court le risque de prendre une fièvre maligne. »
La citadelle de Corte se trouve dans la partie haute de la ville, « d’un accès difficile aux voitures. » On s’arrête donc en bas de la montée.
On montre à Arezzo ses « appartements » :
- trois chambres avec deux lits et deux petites tables, « mais pas un seul siège » ;
- des fenêtres sans rideaux, ni persiennes, avec des carreaux cassés ;
- des murs « nus et sales », des pièces « bien exposées et assez grandes ».
Dès son arrivée, Arezzo trouve 29 prêtres romains internés comme lui. Interdiction de communiquer avec eux !
Le commandant leur rappelle sans cesse avec brutalité qu’ils risquaient à tout moment de les fusiller ou de les mettre aux fers.
La faim les tenaille
On les entasse. La faim les harcèle sans arrêt. Arezzo organise des quêtes dans la cité corse.
Chaque jour, il arrive à ce que de braves âmes lui trouvent un peu de viande, de la soupe, du pain et du vin.
Des femmes viennent apporter ces vivres jusqu’au pied de la forteresse, relayées par les citoyens les plus en vue de Corte.
Mais minute ! Vous pensez que le commandant interdit bientôt l’entrée de ces paniers repas dans la citadelle...
Jurer ou mourir ?
Fin novembre 1812, une lettre annonce à Arezzo qu’il est officiellement sujet français, à présent, et qu’il doit jurer !
Il écrit :
« Mille pensées confuses bouillonnèrent dans ma tête. On veut que je prête serment à Napoléon. Qu’arrivera-t-il ? Je suis perdu. On confisque mes biens. Je trahis ma conscience, je perds ma patrie, mon honneur, j’expose ma famille, je reste un ver de terre, un avili, méprise. Si je refuse ? Je suis jeté dans un cachot, torturé comme mes compagnons, exposé à mourir dans les angoisses si on ne me fusille pas par décret. A-t-on jamais ouï parler d’une loi qui place un homme dans un carrefour dont toutes les lois le mènent à une ruine certaine ? »
Il apprend alors que les prêtres romains qui refusaient seraient envoyés en Piémont et employés à de terribles travaux publics.
Son esprit bouillonne, tandis que son sang se glace...
S'évader ? Le plan du docteur
Une visite chamboule bientôt tout. Un certain docteur Santini de Bastia lui évoque la possibilité de s’évader de la citadelle.
Son plan ? Ultra simple !
Vous pensiez à une évasion en mode escalade du mur de la forteresse ? Hé non ! Aussi fou que ça puisse paraître, le docteur conseille à Arezzo… de passer par la porte principale, malgré la sentinelle. Tout simplement !
- Le soir venu, quand il fera bien noir, Arezzo mettra son manteau, avec la capuche relevée sur le visage. Qu’il ne craigne rien, à cette heure, on sort et on entre de la citadelle comme on veut ! Personne ne surveille, c’est ça, la faille. On aura dit que monseigneur est souffrant et qu’l ne faut pas le déranger ;
- Des chevaux attendront plus loin sous un pont ;
- Direction Omessa, se cacher en attendant que la première alerte soit passée ;
- Ensuite, cap sur Aléria, où ils trouveront une barque.
Voilà. En moins de 24 heures, Arezzo aura quitté l’enfer corse.
La seule chose importante, c’est se taire. Ne RIEN dire de son projet, à personne !
Jour J : l'évasion de la citadelle
En attendant, Arezzo se retire dans sa cellule. Jusqu’au 29 novembre 1812 ! Un vendredi.
Il faut partir avant 19h30, heure à laquelle la lune se lève, et où il risque d’être reconnu.
Oh, après, le tiers de la cité de Corte habitant la citadelle, du monde entre et sort sans arrêt, on ne fera pas attention à lui...
En attendant, Arezzo a la peur de sa vie.
Il tremble comme il n’a jamais tremblé, le cœur tambourinant dans la moindre parcelle de son corps aux aguets, la boule au ventre.
Son valet part au-devant vérifier qu’en descendant l’escalier, des soldats ne traînent pas dans le coin.
Sa cellule se trouve en effet à côté de la sortie de la citadelle, mais aussi à proximité du corps de garde qui abrite la garnison.
Au moment de passer devant la sentinelle de la porte principale, celle-ci les dévisage longuement... puis... rien. Rien ! Surtout, ne pas courir, rester naturel.
Et retrouver un peu plus loin la servante de Santini, qui les conduit aux chevaux. À la liberté...
La fuite à travers la Corse
Commence un voyage très dur, dans les montagnes corses.
La faim, la soif, la peur. Terribles. L’enfer sur terre !
La première étape s’appelle Omessa, petit hameau à trois heures de Corte.
Arezzo a cédé sa place à son fidèle valet, mort de fatigue, sur le mulet.
Ils logent dans les ruines d’un vieux couvent, avec défense d’allumer un feu : le pays est alors sillonné par des soldats sur les traces des nombreux fugitifs internés sur toute l’île.
Il n’y a pas qu’eux qui ont de la fuite dans les idées...
Ils sont dans le noir complet, sans feu, dans un silence de mort, avec la certitude qu’on est encore trop près de Corte pour pouvoir vraiment crier victoire.
La Sardaigne est en vue !
Cinq jours plus tard, des villageois corses viennent les tirer de leur cachette pour les conduire à Gavignano. Une route terrible, en plein novembre.
Un jour, mourant de froid, de faim, Arezzo se terre dans un tas de paille pour se réchauffer et s’y endort trois heures. Trois petites heures qui lui semblent le paradis sur terre !
En attentant, son évasion a fait du bruit, vous imaginez. La sentinelle a été punie, la servante du docteur arrêtée.
On veut Arezzo mort ou vif ! Tous les soldats galopent à ses trousses.
Il faut vite rejoindre Bastia pour s’embarquer… chose faite le 27 décembre, enfin, pour arriver le 30 à La Maddalena, en Sardaigne, en face de Bonifacio.
Pour en savoir plus...
Tommaso Arezzo a rapporté son incroyable évasion dans un livre publié en 1903 sous le titre Mia fuga da Corsica (Ma fuite de Corse).
La suite ? Hé bien, après avoir été nommé cardinal en 1816, Arezzo participera à plusieurs conclaves, avant de s’éteindre paisiblement en 1833, à Rome.
Source
- Tommaso d’Arezzo. Comment je m’évadai de la Corse. In La Revue de Paris (23e année, n°13). 1916.