Lucie Dillon : un destin tragique mais l'espoir, toujours

De 1770 à 1853

La colonnadeLa colonnade | ©Cobra bubbles / CC-BY

La main dans le sac ?

Victor Louis ? Un grand architecte parisien à qui l'on doit le grand théâtre de Bordeaux (1780) et les jardins bordés d'arcades du Palais-Royal de Paris (1790) !

Ce monsieur réalise pour Jean-Frédéric de La Tour du Pin, dès 1787, le grand et beau château du Bouilh, en Gironde.

Sur des terres connues depuis le 14e siècle, la famille du Pin, qui entre en leur possession en 1635, veut faire reconstruire un tout nouveau château, sur le vieux manoir médiéval.

Plus élégant, plus grand... L'architecte Louis tombe à pic ! Les travaux durent 2 ans.

Tout se passe pour le mieux, jusqu'à ce que du Pin, nommé au ministère de la Guerre par Louis XIV, fasse interrompre le chantier.

Tiens, pourquoi ? Parce qu'il a peur, du Pin, peur que de mauvaises langues disent de lui qu'il s'est allègrement servi dans les caisses du Royaume, pour se construire son château... peur que le bruit ne remonte aux oreilles de Louis XIV !

En même temps, la Révolution arrive : jamais achevé, notre château ne comprend que l'aile ouest flanquée de grands communs, disposés en hémicycle.

Jean-Frédéric se fait guillotiner en 1794 et c'est son fils, de retour d'émigration, qui fait restaurer le domaine.

Le BouilhLe Bouilh | ©Xabi Rome-Hérault / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

Une Irlandaise de Gironde en Amérique

Des projets de mariage !

C’est LA figure du château, une femme passionnée et passionnante : Henriette-Lucie Dillon, la belle-fille de Jean-Frédéric, celui qui fait interrompre les travaux.

Lucie est d’origine irlandaise par son père, qui combat en Amérique pour l'indépendance.

Seule en France (elle a perdu sa mère), elle vit chez sa grand-mère, dans son château près de Soissons.

Une grand-mère aigrie et mauvaise, qui lui mène la vie dure...

Elle trouve un peu de réconfort chez son oncle l'archevêque de Narbonne, Richard Dillon... mais enfin, voilà son père qui revient !

Avec des projets pour elle : le moment est venu de penser au mariage.

Coup de foudre !

On dirait qu’il a déjà tout réglé, se dit Lucie, pensive, alors qu’il lui propose le sieur de La Tour du Pin-Gouvernet, avec lequel il s’est battu en Amérique.

Pourquoi pas ? Oui, mais la grand-mère ne veut pas ! Pas assez bien pour eux, parait-il...

Le projet de mariage tombe à l’eau... Puis on revient à Paris.

On promet ensuite Lucie au duc de Biron : une belle union, mais le sieur est croulant ! 80 ans bientôt...

Pour la première fois (et pas la dernière) de sa vie, Lucie dit « non » : NON, elle ne veut que ce jeune La Tour du Pin, un point c'est tout...

Eh oui ! Elle ne l'a jamais vu, mais elle sent qu'elle l'aime déjà...

Alors, quand le père du jeune homme vient faire sa demande officielle à Lucie un jour de 1786, elle aperçoit soudain le visage de son fiancé, Frédéric... qui lui plaît immédiatement !

Et vous savez quoi ? C’est réciproque...

De tempêtes en tempêtes

Le mariage a lieu en 1787, mais bientôt la Révolution chasse le petit couple de Versailles, où ils sont installés.

Peu importe, ils déménagent au Bouilh : le couple et leurs enfants s'aiment et y vivent des moments de paix et de bonheur intenses.

Elle écrit dans son Journal d’une femme de 50 ans :

« Les quatre mois que nous y passâmes sont restés dans ma mémoire, et surtout dans mon cœur, comme les plus doux de ma vie. Une bonne bibliothèque fournissait à nos soirées, et mon mari, qui lisait pendant des heures sans se fatiguer, les consacra à me faire un cours d'histoire et de littérature aussi amusant qu'instructif. Je travaillais aussi à la layette de mon enfant, et je reconnus alors l'utilité d'avoir appris, dans ma jeunesse, tous les ouvrages que les femmes font d'habitude. Notre bonheur intérieur était sans mélange et plus complet qu'à aucun autre moment de notre vie commune passée. La parfaite égalité d'humeur de mon mari, son adorable caractère, l'agrément de son esprit, la confiance mutuelle qui nous unissait, notre entier dévouement l'un pour l'autre, nous rendaient heureux, en dépit de tous les dangers dont nous étions entourés. Aucun des coups qui nous menaçaient ne nous effrayait, du moment que nous devions être frappés ensemble. »

Mais la Révolution les a suivis ! La voilà en Gironde... Alors, sans réfléchir, la petite famille s'embarque vers l'Amérique.

On les imagine faire la longue traversée en bateau... Lucie écrit :

« Ma vie de bord, toute dure qu'elle fût, m'était pourtant utile en ce sens qu'elle avait forcément éloigné de moi toutes les petites jouissances dont on ne connaît pas le prix quand on les a toujours possédées. En effet, privée de tout, sans un moment de loisir, entre les soins à donner à mes enfants et à mon mari malade, non seulement je n'avais pas fait ce que l'on appelle sa toilette depuis que j'étais à bord, mais je n'avais même pu ôter le mouchoir de madras qui me serrait la tête. Je trouvai mes cheveux, que j'avais très longs, tellement mêlés que, désespérant de les remettre en ordre et prévoyant apparemment la coiffure à la Titus, je pris des ciseaux et je les coupai tout à fait courts, ce dont mon mari fut fort en colère. Puis je les jetai à la mer, et avec eux toutes les idées frivoles que mes belles boucles blondes avaient pu faire naître en moi. »

Lucie en Amérique

Là-bas, c'est une vie simple et paisible qui les attend, où Lucie s'occupe des bêtes et des champs, fait la tambouille, le ménage... et voit des choses incroyables, sur ce nouveau monde !

Comme des Indiens, des « sauvages », à qui elle achète des mocassins...

Le bonheur... jusqu’au jour où une lettre arrive : il faut rentrer !

Rentrer au bercail, dans cette France meurtrie, pour récupérer leurs biens.

Ou ce qu’il en reste : le Bouilh est pillé, saccagé... plus aucuns meubles, rien !

Il faut tout recommencer. Mais Lucie est courageuse...

« Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en nous bien des réflexions philosophiques. »

À la prise de pouvoir de Louis-Philippe, leur fils Aymar, qui suit la duchesse de Berry, se fait condamner à mort.

Son père le sauve, mais se fait emprisonner quelques mois, toujours suivi par sa fidèle Lucie...

La famille quitte la France et s'installe en Suisse : Frédéric y meurt en 1837, Lucie en 1853.

Source

  • Juliette Benzoni. Le roman des châteaux de France. Perrin, 2012.