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Les remparts de Doullens et L'Astragale brisé d'Albertine Sarrazin

Quand : 1956 - 19 avril 1957

L'Astragale (A. Sarrazin) | ©Étienne Pouvreau / Flickr / CC-BY
Fortification Emprisonnement Citadelle de Doullens

En deux mots !

L’écrivaine Albertine Sarrazin est emprisonnée à la citadelle de Doullens en 1956, alors prison pour femmes.

Le 19 avril 1957, elle n’a pas tout à fait 20 ans. Elle s’évade en sautant d’un rempart de la forteresse. Une dizaine de mètres ! Elle se casse l’astragale, cet os du pied entourant le tibia et le péroné.

C’est le point de départ de son roman semi-autobiographique L'Astragale, paru en 1965 chez Fayard.

Le livre commence d’ailleurs par cette phrase devenue mythique : « Le ciel s’était éloigné d’au moins dix mètres »...

Albertine l'écorchée vive : de la maison de correction à la prison de Doullens

Née en 1937 à Alger, enfant de l'Assistance publique, adoptée, Albertine Damien passe une jeunesse turbulente en France, entourée de parents qui ne la comprennent pas.

Rebelle, fugueuse, elle rue dans les brancards d'une vie bien trop rangée.

C'est la maison de correction à Marseille, qui l'attend, entre 1952 et 1958, jusqu'à sa majorité à l'époque... à 21 ans !

Entre-temps, en 1953 (elle a 16 ans), elle profite du passage des épreuves du bac pour s'enfuir à Paris.

Une amie la rejoint. Ensemble, elles fréquentent les bars de nuit, commettent de petits vols, jusqu'au braquage raté qui fait une blessée...

Albertine est condamnée à 7 ans de prison, considérée comme le cerveau de la « bande », car elle a « de l'intelligence pour deux. »

Enfermée à la prison francilienne de Fresnes, elle atterrit à la citadelle de Doullens en 1956.

Citadelle de Doullens

Citadelle de Doullens | ©Patrick - Morio60 / Flickr / CC-BY-SA

La citadelle de Doullens

La citadelle de Doullens est la plus ancienne place fortifiée de France, construite avant même les fortifications du célèbre Vauban !

Elle voit le jour en 1530 grâce à l’architecte italien Antoine de Castello, reprise sous Henri IV par le Français Jean Errard.

À la base, c’est François Ier qui, au début du 16e siècle, fait fortifier la frontière nord de la France, alors en guerre avec Charles Quint, dont l’immense empire comprenait les Pays-Bas, qui alors s’étendent jusqu’aux Hauts-de-France.

Doullens devient l’un de ces verrous stratégiques, qui perdra de son importance au milieu du 17e siècle, lorsque l’Artois est rattaché à la France.

Citadelle de Doullens

Citadelle de Doullens | ©Marc ROUSSEL / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

Une citadelle picarde devenue prison

La citadelle est ensuite transformée en prison :

  • lieu « d’exil » au 17e siècle, où les indésirables du royaume sont enfermés : notamment le duc du Maine, fils de Louis XIV et de sa favorite Mme de Montespan ;
  • prison d’État où, au 19e siècle, l'on enferme notamment Auguste Blanqui, Armand Barbès ou l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon ;
  • « école de préservation » de jeunes filles entre 1892 et 1940, puis prison pour femmes, entre 1946 et 1959 ;
  • camp de transit allemand pour prisonniers, en 1940.
Citadelle de Doullens

Citadelle de Doullens | ©Marc ROUSSEL / Wikimedia Commons / CC-BY-SA

L’école de préservation

La vénérable citadelle picarde de Doullens devient donc, en 1892, une « école de préservation. »

Entendez par là une maison pénitentiaire pour jeunes filles, réparties en deux groupes : les « insubordonnées » et celles enfermées « par motif de correction paternelle. »

Ces mineures y travaillent dans des ateliers industriels (couture, lingerie) ou agricoles, assistent à 2 heures de classe quotidiennes.

Une maternité accueille les jeunes mères issues de tous milieux, bourgeois comme modeste, tombées enceintes hors mariage.

En 1920, on compte 180 mineures. On les prépare aux métiers de filles de ferme ou de couturières.

Citadelle de Doulens : bâtiment pénitenciaire

Citadelle de Doulens : bâtiment pénitenciaire | ©Isamiga76 / Flickr /CC-BY

La maison centrale de détention de femmes

L'école de préservation de Doullens se fait bombarder et raser en 1940 : la citadelle se voit transformée en camp d'internement pour prisonniers, la même année. La fonction d'école est suspendue, les jeunes filles évacuées à Rennes.

La citadelle retrouve son rôle en 1946, cette fois sous le nom de « maison centrale de détention de femmes. »

Là même où va croupir Albertine Sarrazin et tant d'autres anonymes, avant sa fermeture définitive en 1959 : c'est en sautant du haut de ces remparts qu'Albertine décide de retrouver sa liberté, une nuit glacée d'avril 1957.

Elle raconte l'après-chute : « Je restais assise, pas pressée. Le choc avait dû casser les pierres, ma main droite tâtonnait sur des éboulis. »

Citadelle de Doullens : bâtiment pénitentiaire

Citadelle de Doullens : bâtiment pénitentiaire | ©ThruTheseLines / Flickr / CC-BY

L'évasion d'Albertine Sarrazin, un saut dans le vide

Elle raconte comment elle palpe ses bras, épaules, côtes. « Rien. J'étais intacte, je pouvais continuer. »

Mais en se mettant debout, elle s'étale de tout son long. « Je me rappelais que j'avais omis de vérifier aussi mes jambes. »

En touchant sa cheville, elle sent « une grosseur étrange, qui enflait et pulsait sous mes doigts... »

Albertine, l’astragale brisée, se traîne couverte d'égratignures sanguinolentes, jusqu'au bord de la route, là où quelques instants plus tard, une voiture s'arrête.

Au volant, Julien Sarrazin. Petit malfrat condamné à 15 ans de travaux forcés pour vol, pendant l'Occupation.

Leurs regards se heurtent, ils se comprennent. C'est l'amour fou. Il la cache derrière un buisson, puis revient la chercher à moto, pour la cacher à Amiens et Paris.

Finie, la prison, bonjour, le succès !

Opérée de sa fichue astragale, Albertine Damien devient Sarrazin, après avoir épousé Julien. C'est une longue suite d'incarcérations, de libérations, d'arrestations, pour les deux amoureux.

Pendant toutes ces années, Albertine écrit sans relâche poèmes, romans, lettres, où elle déballe toute sa vie, sans filtre : amours, vols, prostitution, prison.

Définitivement libérée en août 1964, Albertine fait publier deux de ses écrits, en octobre 1965, chez Fayard : La Cavale et L'Astragale. Grand succès !

Un 3e roman évoquant son enfance suit : La Traversière, dont voici un extrait :

« J’ai passé le quart de ma vie en prison, je suis passée au tribunal pour enfants, en correctionnelle, en Assises, j’ai bagarré, j’ai soupiré, j’ai rigolé ; aussi, je sais du profond de ma certitude que sous le boisseau enchevêtré des rocailles et des ferrailles, des nuits blanches et des heures grises, il est toujours un jour, un retour. »

Cette même année 1964, où, enfin, les deux âmes sœurs s'installent dans les Cévennes, puis dans l'Hérault.

Albertine s'éteint à seulement 29 ans, en 1967, des suites d'une anesthésie mal préparée, dans le cadre d'une opération des reins. Une héroïne, une icône était née...

Sources

  • Boris Granger. La mémoire oubliée de la citadelle de Doullens : de forteresse en prison. France3 Hauts-de-France, france3-regions.francetvinfo.fr. 18/10/2020.
  • Philippe Lacoche. Doullens : Albertine Sarrazin s’est cassé l’astragale en s’évadant de la citadelle. Le Courrier Picard, courrier-picard.fr. 13/07/2015.
  • Jacques Bourquin. Monographies d’établissements : Doullens (1894-1939). Enfants en justice : 19-20e siècle, enfantsenjustice.fr.
  • Historique. Citadelle de Doullens, citadelle-de-doullens.fr.

À propos de l'auteure

Vinaigrette
Passionnée par les balades et par l'Histoire, grande ou petite... pleine de détails bien croustillants, si possible !