En deux mots !
Saviez-vous qu'entre les murs épais de l'ancien château d'Étampes, dans la tour dite de Guinette, une bien sombre histoire s'est tramée ?
Oui, puisqu'ici, la femme répudiée de Philippe Auguste, la reine Ingeburge du Danemark, passa 13 ans enfermée, entre 1201 et 1213, dans une minuscule pièce, privée de tout !
Pourquoi ? Tout semblait avoir bien commencé, pourtant...
Une prétendante danoise
Philippe Auguste est veuf depuis 3 ans d’Isabelle de Hainaut.
Mais maintenant, le roi veut se remarier ! On lui avait vanté la beauté d’une lointaine princesse danoise, Ingeburge…
Ah ? Mais pourquoi diable une princesse danoise, parmi toutes les prétendantes ?
Une alliance contre les Anglais et une grosse dot, rien de bien sorcier !
On entame donc des négociations avec le roi danois Knut VI, visant à obtenir la main de sa sœur de 18 ans, Ingeburge.
Coup de foudre à Amiens
La première rencontre d’Ingeburge et de Philippe a lieu le 14 août 1193, à Amiens. Le coup de foudre !
À tel point que le roi fait précipiter la cérémonie : il veut se marier… le jour même !
Ce qui arrive au cœur de la cathédrale picarde. Tout ressemble à un rêve.
Alors, quand la nuit venue, Philippe s’écarte d’Ingeburge comme pris d’une horreur absolue, la Danoise ne comprend pas. Passe la nuit pelotonnée, silencieuse comme une tombe. Choquée.
Ce qui vient de se passer est in-com-pré-hen-sible !
Une horreur très soudaine
Le lendemain, vient le moment du sacre. Au moment où l’évêque pratique l’onction sur son épouse, Philippe geint, blême, les yeux fixes.
Il perd l’équilibre en tremblant, s’agrippe à la manche du religieux.
Puis, ses yeux se posent sur la princesse. Des yeux remplis d’horreur. Il fait, avec ses mains, un signe pour la repousser.
Et à la sortie de la cathédrale, il hurle que cette femme si belle est un démon, qu’il faut qu’on la renvoie d’où elle vient.
On le ramène à la raison : non, on ne peut pas, elle est reine maintenant, le mariage vient d’être béni !
On suggère même au roi de retrouver la reine au calme, et de voir ce qu’il en est... Philippe ne veut rien savoir !
Un concile pour trancher
Philippe envoie aussitôt Ingeburge au couvent de Saint-Maur-des-Fossés, avec la ferme intention de faire annuler le mariage, sous prétexte de liens de parenté à un degré prohibé par l’Église !
Un motif fréquent, à l’époque, pour dissoudre une union.
Prélats et barons (dont le propre oncle du roi) sont convoqués pour dresser un faux arbre généalogique, prouvant qu’Ingeburge était parente au degré prohibé d’Isabelle de Hainaut, la première épouse de Philippe.
Puis, le roi convoque à Compiègne, le 5 novembre 1193, tout ce petit monde, Ingeburge incluse.
L’affinité est démontrée et la sentence de divorce prononcée.
« Mala Francia ! »
La pauvre Danoise assiste à son divorce, dont elle ne comprend un traître mot.
Quand on lui traduit la sentence, elle s'écrie : « Mala Francia, Mala Francia ! » (Méchante France !) et s'en remet au pape.
Elle est seule, dans un pays étranger, ne parlant pas la langue, sans amis.
Elle clame haut et fort que le mariage a été consommé, contrairement à ce que dit Philippe.
Mais toutes ces tentatives agacent le roi, qui préfère éloigner la princesse à l’abbaye de Cysoing, près de Tournai, en Belgique.
Ingeburge s’empresse d’écrire au pape Célestin III, pour en appeler de la décision du tribunal.
Mais pour le moment, elle est bien seule, Philippe ne lui versant aucune pension, entourée d’étrangers qui ne parlent pas sa langue...
Scandale : un deuxième mariage !
Le 1er juin 1196, le pape autorise Philippe à épouser Agnès de Méranie. Sa troisième épouse. Qui lui donne 3 enfants.
Pourtant, le pape Célestin III avait, en mars 1195, déclaré illégale l’annulation du mariage avec Ingeburge, après examen de la généalogie de celle-ci, sur demande de Knut !
Philippe était passé outre… Mais le pape meurt : son remplaçant Innocent III, en 1198, le force à reprendre Ingeburge et à renvoyer Agnès.
Philippe ne pliera que quand le pape jette l’interdit sur le royaume, en janvier 1200, ce qui entraîne la suspension des activités du clergé : plus d’enterrements, plus de baptêmes !
Au risque que la situation ne devienne explosive, Philippe doit courber l’échine : il réintègre Ingeburge à la cour, ou plutôt l’exile à Orléans, puis au château d’Étampes, pendant 12 ans.
La dure captivité à Étampes
Au début, le roi donne à Ingeburge de quoi vivre convenablement, mais la fait étroitement garder : impossible de sortir et de recevoir du monde.
Une vraie prisonnière d’État !
Au printemps 1203, la nourriture devient insuffisante, irrégulière, les vêtements manquent et sont loin de convenir à son rang. Bains, soins, saignées lui sont interdits.
Les lettres de soutien du pape Innocent III ne lui parviennent pas, pas plus que celles de son frère Knut VI (qui de toutes façons meurt en 1202) ou de compatriotes amis. Tous les émissaires danois étaient systématiquement arrêtés !
On lui interdit les messes, les confessions.
Une de ses lettres au pape, poignante, dit :
« Mon père, je tourne mes regards vers vous afin de ne pas périr. Ce n'est pas de mon corps, c'est de mon âme que je m'inquiète. Car je meurs tous les jours pour conserver intacts les droits sacrés du mariage ; et qu'elle me paraîtrait douce, à moi malheureuse femme, désolée et rejetée de tous, cette mort unique de la chair qui m'arracherait aux tourments des mille morts que j'endure ! »
La libération, enfin !
En 1213, Philippe Auguste réintègre enfin Ingeburge à la cour, lors d’une cérémonie officielle en avril 1213, sans toutefois lui adresser la parole, encore moins la toucher.
La Danoise ne sera définitivement jamais sa femme…
Elle a 38 ans, à sa sortie d’Étampes.
Quand Philippe Auguste sent la mort venir, en septembre 1222, il rédige son testament, où, pour la première fois, il appelle Ingeburge « ma très chère épouse » et lui lègue 10 000 livres parisis.
La fin d'Ingeburge
À la mort de Philippe Auguste en 1233, Ingeburge a le droit de réintégrer la cour de France, auprès de Louis VIII et Blanche de Castille.
Tous la traitent avec les honneurs dus à son rang.
Ingeburge se retire ensuite dans le prieuré de Saint-Jean-en-l’Isle à Corbeil, jusqu’à sa mort, le 29 juillet 1236.
Quelles sont les raisons du dégout de Philippe Auguste pour Ingeburge ?
Mais alors, oui ? Quelles sont les causes d’une aversion si brutale ?
Encore aujourd’hui, on ne sait pas ce qu’il s’est passé, pendant leur nuit de noces !
Des difformités
Certains affirment que Philippe avait découvert que sa belle épouse cachait une difformité secrète :
- une boiterie (clausura) ;
- un rétrécissement des parties intimes (arctatio) ;
- une mauvaise haleine ou encore une absence de virginité.
L'aiguillette nouée
Le mariage n’a pas été consommé. Ingeburge affirmera le contraire.
Quoiqu’il en soit, pour Rigord (le médecin du roi), il y a eu « maléfices de quelques sorcières. »
Philippe accuse d’ailleurs Ingeburge de lui avoir... « noué l’aiguillette » !
Qu’entend-on par là ? Les hommes à l’époque portent des chausses, des bas attachés avec des lacets appelés aiguillettes.
Au sens figuré, quand celles-ci sont nouées, c’est que l’on n’a pas pu honorer sa partenaire.
Un roi rendu impuissant par un acte de sorcellerie ? Allez, pas très cartésien, tout ça !
Des raisons politiques
Les raisons pourraient être politiques : les Danois n’allaient finalement pas se battre contre les Anglais.
L’alliance avec la France, tant voulue par Philippe Auguste, ne servait donc plus à rien.
Le mariage avec Ingeburge non plus !
La santé du roi en question
Les raisons pourraient venir de la santé du roi Philippe. Il ne se serait pas remis de la suette, contractée pendant la croisade.
Une maladie épidémique souvent mortelle, avec forte fièvre et sueurs abondantes, mais aussi perte de cheveux et ongles, désordres nerveux (phobies).
Le spécialiste anglais du règne de Philippe Auguste, John Baldwin, indique que la suette affecte aussi la vie sexuelle, ce qui pourrait expliquer le dégoût soudain du roi pour Ingeburge.
« Les phobies sont une des conséquences psychologiques de la suette », assure Baldwin.
Impuissance phobique passagère, puisque Philippe aura avec sa 3e épouse, Agnès de Méranie, 3 enfants... sans compter les illégitimes, avec ses maîtresses !
Baldwin indique également que le roi a déjà souffert, dès sa jeunesse, de crises nerveuses.
À l’image de celle d’août 1179, la veille de son couronnement, à l’âge de 14 ans.
Il est à la chasse, se perd dans les bois, erre toute la nuit ; on le retrouve au matin, hagard, incapable d’aligner trois mots.
Il reste prostré, couché pendant plusieurs semaines, où il ne veut voir personne.
Sources
- Juliette Benzoni. Le roman des châteaux de France. Perrin, 2012.
- Didier Chirat. Surprenant Moyen Âge ! Larousse, 2020.
- John Baldwin. Philippe Auguste et son gouvernement. Fayard, 1991.
- Jérôme Devard. Des rumeurs au scandale : étude phénoménologique de la répudiation d’Ingeburge du Danemark. 2012.
- Auguste Brachet. Pathologie mentale des rois de France (tome 1). 1903.
- Thierry Deslot. Impératrices et reines de France. La Bruyère, 1996.
- Georges Minois. Blanche de Castille. Perrin, 2018.
- Jacques Deblauwe. De quoi sont-ils vraiment morts ? Pygmalion, 2013.
- Ingeburge de Danemark, reine de France. Mémoire de feu Hercule Géraud, couronné par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dans sa séance du 11 août 1844.