De Pirou à la Sicile
À Pirou, dans la Manche, on est Normands, grands seigneurs et fiers chevaliers !
Les premiers seigneurs du château, les Hauteville, font partie de ceux qui partent faire l’incroyable conquête de l'Italie du Sud et de la Sicile, au 11e siècle.
Oui. Des Normands en Italie, vous avez bien lu.
Des chevaliers exceptionnels, tant par leur bravoure que leur force hallucinante !
Des hommes répondant aux noms de Guillaume Bras-de-Fer, Robert Guiscard... tous fils du patriarche, Tancrède de Hauteville.
Comment nos Normands atterrissent-ils en Italie du Sud ?
Légende 1 : des pèlerins de passage
Ils connaissent déjà la région. En tant que chrétiens, ils ont fait le pèlerinage à Jérusalem, en passant en bateau par l’Italie du Sud.
À l’époque, cette dernière est un patchwork de terres occupées par Lombards, Byzantins et Sarrasins.
D’ailleurs, il y a une légende, expliquant le lien des Normands avec la Sicile.
Une histoire répandue (mais peu fiable), qui nous vient du moine Aimé du Mont-Cassin.
Aimé raconte comment peu avant l’an 1000, 40 pèlerins reviennent de Jérusalem via Salerne, alors assiégée par les Sarrasins.
En tant que chrétiens, ils voudraient bien repousser l’ennemi, mais… ils n’ont aucun équipement.
Ils demandent au prince de Salerne, Guaimar, de leur fournir chevaux et armes...tope-la !
Les Normands mettent en déroute les Sarrasins.
En remerciement, le prince leur propose de rester pour le défendre, moyennant finance. Étant pèlerins, ils refusent, et rentrent en Normandie.
Là-bas, leurs frères se montrent intéressés par la proposition du prince : ils partent !
Mais tout ça, c’est une jolie légende !
Légende 2 : des mercenaires normands
Une autre légende (plus plausible celle-ci) raconte que les Normands viennent un jour en pèlerinage sur la tombe de l’archange saint Michel, au mont Gargano (Pouilles). Michel, c’est le patron des Normands !
Mais en 1016, le seigneur lombard Melo de Bari voit les Pouilles occupées par les Byzantins.
Il veut les attaquer, mais il n’a pas d’armées ! Il demande aux Normands, que la réputation de gros bagarreurs rudes et aguerris a précédé, de jouer les mercenaires pour lui, moyennant finance.
Les aînés rentrent en Normandie, en parlent à leurs frères cadets et leurs proches, qui s’embarquent aussitôt.
Tour à tour, les Normands vont proposer leurs services aux Lombards, aux Byzantins, ravageant les champs de bataille, leurs noms faisant frémir, sous les lourdes armures !
Jusqu’à ce qu’en 1029, un certain Rainulf Drengot arrive à devenir, grâce à sa bravoure à toute épreuve, le tout premier Normand installé en Italie du Sud : il devient comte d’Aversa.
Mais ils ne sont qu’une poignée de Normands, sur cette terre méditerranéenne. Il faudrait les faire venir…
Rainulf les appâte en leur vantant une contrée faite de délices et de richesses…
Deux frères mordent à l’hameçon : les fils aînés de Tancrède de Hauteville, Guillaume et Drogon, débarquent en 1038.
Eux et leurs descendants vont changer l’histoire de la Sicile !
Des Normands en Sicile
De redoutables vikings
Les Hauteville viennent du Cotentin, traditionnellement originaires de la commune de Hauteville-la-Guichard (Manche).
Ils se disent fièrement descendants du mythique Rollon, le viking premier duc de Normandie.
Tancrède, le patriarche, a même sauvé le duc Richard Ier, du groin d’un sanglier qui l’attaquait !
Faire fortune... ailleurs !
Les 12 fils du vieux et pauvre Tancrède n’auront cependant pas d’héritage. Pourquoi ne pas tenter sa chance ailleurs, alors ?
Loin, chercher terres et écus sonnant et trébuchant ? En Italie, par exemple…
Après les deux aînés de Tancrède, d’autres fils Hauteville les rejoignent : Onfroi, Godefroi, Robert Guiscard (le Rusé), Mauger… et Roger.
Le futur Roger Ier, comte de Sicile, qui conquiert entre 1061 et 1091 toute la Sicile sarrasine, à l’origine du royaume de Sicile, fondé en 1130.
Celui-ci inclue la Sicile, la Calabre, les Pouilles, Naples… et sa capitale, Palerme !
L’incroyable cour multiculturelle de Roger II
Son fils, Roger II, devient le premier roi de Sicile, en 1130.
Une ère prospère s’ouvre, basée sur la tolérance religieuse entre chrétiens, sarrasins, byzantins, juifs.
L'arabe est une des langues officielles de l’administration royale : le fils et le petit-fils de Roger le parleront couramment ! Se côtoient aussi langue d’oïl, latin et grec.
Le règne de Roger II (« sultan Rujari ») est marqué par un mélange unique de cultures, en pleines croisades, à l'image de sa cape de couronnement, en soie, créée par des tisserands byzantins et ornée d'inscriptions arabes.
Il appelle artistes et scientifiques à sa cour, comme le géographe et explorateur Al Idrissi.
Parmi ses incroyables travaux, réalisés pour Roger : la première carte du monde (1154), accompagnée d'un ouvrage, Le Livre de Roger ou « Livre du divertissement de celui qui désire parcourir le monde. »
L’héritage linguistique normand
Certains mots normands sont introduits : on les retrouve encore aujourd’hui dans les dialectes de l’Italie du Sud ! Ainsi,
- accatari (acheter) vient du normand acater ;
- carriari (charrier) du normand carier ;
- mircari (marquer) du normand merquer ;
- falesa (falaise), couramment utilisé en Calabre... alors que c’est un mot typiquement normand !
L’héritage architectural normand, un mariage Orient Occident
Connaissez-vous le style arabo-normand ou arabo-français ?
Il est particulièrement visible à Palerme : longtemps, la cité a été l’une des plus belles villes du monde musulman (831-1071), siège de l’émirat arabe.
Un exemple ? La chapelle Palatine du palais des Normands, à Palerme, achevée en 1140.
Des mosaïques illustrent des passages de la Bible ; des muqarnas, ornements typiques de l’art arabe ; des mosaïques byzantines à motifs d’oiseaux ou floraux.
On trouve d’autres exemples d’architecture arabo-normand dans :
- l’église Santa-Maria dell’Amiraglio ;
- le palais des Normands et sa tour Pisane (un vestige normand) ;
- la Ziza (de l’arabe Al-Zisa « la splendide »)...
La fin du royaume, elle arrive en 1194, les Hauteville morts sans descendance. Les Hohenstaufen leur succèdent.
Et Pirou, dans tout ça ?
Un des fils de Tancrède ne part pas en Italie : il s'agit de Serlon.
Il reste en Cotentin et se marie avec l'héritière de Pirou. Pirou, avec sa trentaine de fiefs, devient au Moyen Age l'une des seigneuries les plus puissantes de la région !
En 1066, un seigneur de Pirou traverse même la Manche pour aller guerroyer à Hastings, aux côtés de Guillaume le Bâtard (futur Conquérant), contre les Anglais…
Il y restera, lui et ses descendants : on trouve encore aujourd'hui le nom de Stoke-Pero (Pirou), dans le Somerset !
La broderie de la Conquête
Il existe, exposée au château de Pirou, une tapisserie dite de la Conquête, réalisée entre 1976 et 1992 sur toile de lin, sur le modèle de la célèbre tapisserie de Bayeux.
Longue de près de 60 mètres, elle raconte la conquête de l’Italie du Sud par la famille de Hauteville !
Sources
- La Plume et l’Épée. Les Normands de Sicile : les Origines (999-1038). Youtube, youtube.com. 28/01/2022.
- O. Delarc. Les Normands en Italie. 1883.
- Marie Treps. Les Mots migrateurs : les tribulations du français en Europe. 2013.
- Maëva Martin. Étude historique et patrimonialisation de la Sicile arabe (IX-XIIe siècles). Science politique, 2018.
- Jean-Yves Frétigné. Histoire de la Sicile. Fayard, 2009.
- François Pernot. Histoire de la guerre : de l'Antiquité à demain. Ellipses, 2021.
- Ramon Chao. Quand la Sicile était musulmane. Le Monde diplomatique, monde-diplomatique.fr. Août 2007.