Les deux visages du curé Meslier
Étrange curé que celui d'Étrépigny dans les Ardennes, petit bourg rural qui ne compte alors qu'une poignée d'âmes... C'est dans son église Saint-Julien, qu'entre 1689 et 1729, officie Jean Meslier.
Durant la journée, il est un prêtre dévoué à ses ouailles. Mais le soir venu, dans l'ombre de son presbytère... il noircit des centaines de pages en crachant contre la religion, dont il parlait le jour !
Précurseur du socialisme, du communisme, père de l'athéisme, Meslier est un révolté, auteur d'une sorte de testament où il critique les religions et dénonce les injustices immondes de son siècle. Jamais publiée de son vivant, l'oeuvre s'intitule : Mémoire des pensées et des sentiments de J. M. prêtre, curé d'Étrépigny, sur une partie des erreurs et des abus de la conduite et du gouvernement des hommes ; où l’on voit des démonstrations claires et évidentes de la vanité et de la fausseté de toutes les divinités et de toutes les religions du monde, pour être adressé à ses paroissiens après sa mort, et pour leur servir de témoignage de vérité, à eux et à tous leurs semblables.
Meslier, le prêtre qui n'avait pas la vocation
Cet Ardennais de naissance, fils d'un modeste marchand, devient prêtre pour faire plaisir à ses parents. Ah, la belle affaire... La foi, il ne l'a jamais eue ! Une fois ordonné en 1688, le voilà, un an plus tard, nommé curé d'Étrépigny : petit bourg qu'il ne quittera plus et où il mourra en 1729.
Ses paroissiens ? Ils ne se plaindront jamais de lui, on le dit serviable. Meslier avoue, lui, avoir enseigné la religion « avec beaucoup de répugnance. » Oui, bon... on le trouvait tout de même un poil original, parfois ! En 1716, son archevêque rédige un rapport accablant : Meslier est un bon à rien « ignorant et présomptueux », son église d'Étrépigny menace ruine par manque d'entretien, il s'exprime contre la noblesse lors des messes et il garde chez lui... une jeune servante qu'il fait passer pour sa cousine ! Trop c'est trop : on l'envoie à l'isolement un mois, au séminaire de Reims. À son retour et jusqu'à sa mort, il s'occupe d'écouter les doléances de ses paroissiens et de les défendre contre le seigneur du village.
Et pendant tout ce temps, Meslier avait donc mené un double jeu en écrivant son Testament...
Athéisme et révolution
Alors, que dit-il, ce Testament ? Que les religions alliées aux puissants de ce monde sont là pour asservir les peuples. Que Dieu n'existe pas, que l'âme n'est pas immortelle. Meslier se dit pour le divorce, pour l'union libre. Il prône la révolution : pour lutter contre les tyrans, il faut d'abord s'attaquer aux religions. « Que tous les grands de la terre et que tous les nobles fussent pendus et étranglés avec des boyaux de prêtres »...
Avant de s'excuser d'avoir mené sa double vie et d'avoir berné les fidèles. Car Meslier n'est pas un hypocrite ! Comme il l'écrivait lui-même, il risquait gros, à révéler tout haut ces pensées infâmes : au 18e siècle, avouer son athéisme pour un prêtre, c'est risquer la peine de mort, le bûcher...
Communiste avant l'heure !
Dans un des chapitres de son Testament, Meslier écrit que le christianisme favorise l’inégalité et l’injustice. Il dénonce les abus de l’Église catholique, les richesses qu’elle accumule. Les nobles, soutenus par l’Église, possèdent tous les biens !
Meslier propose donc un nouveau régime social, fondé sur la communauté des biens et l’égalité. Il prône ainsi la révolution :
« Unissez-vous donc peuples, si vous êtes sages, unissez-vous tous, si vous avez du cœur pour vous délivrer de toutes vos misères communes. »
Ça ne vous rappelle rien ?
Jean Meslier très populaire en Union soviétique
Meslier avait rédigé 3 copies de son Testament, déposées en lieu sûr. Dès 1730, elles commencent à circuler clandestinement. En 1762, Voltaire en publie une version largement coupée. Il faut attendre 1864 pour voir la première publication intégrale, en France.
Mais là où l'oeuvre de Meslier trouve son public, ce sont dans les pays de l'Union soviétique, dès la Révolution d'octobre 1917 : son Testament se propage ainsi en masse pour la première fois. En URSS, le nom du curé ardennais apparait même alors dans les livres scolaires !
Voilà aussi pourquoi notre curé athée et révolutionnaire figure depuis 1918 sur l'Obélisque des penseurs socialistes, à Moscou, aux côtés de Karl Marx et Thomas More !
Sources
Gerhardt StengerLe curé Meslier (1664-1729) : un prêtre athée et révolutionnaire au 18e siècleLes Cahiers Rationalistes (2020, n°669)
Marian SkrzypekLa fortune de Jean Meslier en Russie et en Union SoviétiqueDix-huitième Siècle (1971, n°3)