Vous la trouvez comment, cette peinture, au dessus ? Magnifique, sublime, très moche ? Les mots vous manquent ?
Les critiques de ce début du 20e siècle aussi. On est en 1910. Le plus grand canular de l’histoire de l’art va avoir lieu, au Lapin Agile !
Le mystérieux Boronali et l'excessivisme
1910. Un mystérieux Manifeste de l’excessivisme paraît dans Paris :
« L’excès en tout est un défaut, a dit un âne. Au contraire, nous proclamons que l’excès en tout est une force. Ravageons les musées absurdes ! Piétinons les routines infâmes ! »
Un étrange papelard signé... Joachim-Raphaël Boronali.
Le Dictionnaire des peintres mentionne à l’époque : « Boronali, peintre né à Gênes au 19e siècle, exposa aux Indépendants en 1910. »
Installé au n° 53 de la rue des Martyrs à Montmartre, dit le catalogue de l’exposition, on ne sait rien de ce peintre italien. Sauf qu’il a pondu un chef-d’œuvre abstrait.
Le titre ? « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique. »
La toile se retrouve aussitôt exposée au Salon des Indépendants de Paris. Et les critiques s’y mettent immédiatement. La peinture fait l’unanimité !
C’est du génie à l’état pur, même si le type est un parfait inconnu. C’est un peu maladroit, oui, lâchent certains. Mais très prometteur, braillent d’autres !
Mais minute... il y a anguille sous roche ! Ou plutôt âne sous cabaret (vous allez comprendre pourquoi).
Vous voulez la vérité sur le chef-d’œuvre ? La voilà !
Un quoi ? Un âne ?
Quelques jours après l’exposition de la toile au Salon, le quotidien Le Matin reçoit la visite du journaliste Roland Dorgelès.
Constat d’huissier à la main, celui-ci claironne que Boronali n’existe pas. Enfin, si : c’est un âne. Lolo, l’âne gris du patron du cabaret le Lapin Agile, le père Frédé.
Roland déteste la peinture moderne. Il en a ras le bol des critiques d’art snobs, qui pètent plus haut que leur truc, et décide de les humilier.
Lolo pris d'une folie créatrice... contre du sucre !
Dans la petite cour du Lapin Agile, Roland Dorgelès monte un gros canular.
Faire passer la peinture d'un âne pour un chef-d'oeuvre abstrait, auprès de ces critiques d'art prétentieux... les laisser s'extasier... et révéler le pot aux roses : derrière Joachim-Raphaël Boronali se cache Lolo l'âne.
Sous contrôle d’huissier, photographe à l’appui pour immortaliser la scène, la brave bête se met à barbouiller une toile, un pinceau attaché à la queue.
Contre des morceaux de sucre et de pain...
Le Mercure de France du 1er mai 1931 dit que Lolo mange tout ce qu’il trouve : un jour, il avale un paquet de tabac et deux foulards en soie, posés sur un des divans du cabaret...
Dorgelès jubile : alors, vous voyez bien, qu’un âne ne fait pas tache, parmi tous ces tableaux moches et prétentieux ! On imagine la tête des critiques...
Le tout Paris se presse, pour voir le tableau de l’âne, du coup, et rit !
De Boronali à Aliboron
Comment on passe de Lolo à Boronali ?
Boronali, c’est l’anagramme d’Aliboron, l’âne d’une des fables de La Fontaine : le quadrupède qui meurt de faim et de soif, n’ayant pas pu choisir par quoi commencer, entre le foin et l’eau !
Adjugée... vendue !
La toile, vendue 400 francs, se trouve aujourd’hui à l’espace culturel de Milly-la-Forêt (91).
À l’époque, Dorgelès donne la somme à l’Orphelinat des Arts, maison fondée en 1880 qui accueille les enfants orphelins d’artistes.