Sa Majesté Henri d'Angleterre embarque !
24 ou 25 novembre 1120. Henri Ier d'Angleterre (dit Beauclerc), s'apprête à embarquer depuis le port de Barfleur, direction l'Angleterre. Il est le quatrième fils de Guillaume le Conquérant et de Mathilde de Flandre !
Tout est prêt pour l'embarquement. Avant de lever l'ancre, un certain Thomas se présente devant Henri.
Il raconte qu'il est le fils d'Étienne : le Barfleurais qui a eu l'honneur de mener le père d'Henri, Guillaume le Conquérant, en Angleterre, pour prendre la couronne anglaise, en 1066 !
Lui connaît par cœur toutes les routes de la mer, et tient à sa disposition un vaisseau que l'on appelle la Blanche-Nef (White Ship), sur lequel il serait honoré qu'il embarque.
Henri lui répond qu’un bateau l’attend déjà. Mais... il veut bien lui confier ses enfants, ainsi qu'une grande partie de la noblesse de la cour...
En lui recommandant de veiller à les mener à bon port !
Les enfants du roi
Qui sont les enfants d'Henri Ier et de son épouse Mathilde d’Écosse, qui s'apprêtent à embarquer sur la Blanche-Nef ?
- Guillaume Adelin (Aetheling), seul fils légitime du roi. Il a 17 ans, au moment du drame ;
- la fille et le fils illégitimes d'Henri Ier : Mathilde et Richard de Lincoln.
Un grand destin attend Guillaume Adelin, en tant que seul héritier de la couronne anglaise.
Henri a en effet prévu de le marier avec la fille du comte Foulques V, qui lui apportera en dot les comtés du Maine et d'Anjou !
Le vin des compagnons
Mais revenons à notre histoire.
Honorés qu'on les ai choisis pour le transport des enfants royaux, les marins de la Blanche-Nef viennent demander au prince héritier le « vin des compagnons. »
Guillaume Adelin leur en fait livrer trois muids. On verra qu'il aurait mieux fait de s'abstenir… Un muid (du latin modius, « mesure ») est un très gros fût, utilisé pour le transport des alcools.
Un muid, à cette époque, contient environ 268 litres, nous dit Benoît Franquebalme dans son livre Ivresses, ces moments où l'alcool changea la face du monde (2020) !
La fine fleur des seigneurs anglais
Henri Ier se hâte donc lentement, pour embarquer. On est le soir. Il souffle un air froid, la mer est houleuse.
Mais le vent étant dans le bon sens, on sera de l'autre côté de la Manche avant l’aube ! Le navire du roi part en premier.
Celui qui transporte ses enfants (ainsi que toute la cour) lève l'ancre, à son tour : la Blanche-Nef.
La fine fleur du gratin anglais ! On compte :
- 160 à 300 personnes, dont 16 filles, sœurs et épouses de rois ou de comtes ;
- 150 soldats, 50 matelots, 3 pilotes.
Parmi eux, évoquons les noms :
- du comte de Chester ;
- de Thierri, neveu de l'empereur allemand ;
- du fils de l'évêque de Coutances, Guillaume ;
- des seigneurs Raoul Le Roux, Robert Mauduit et Guillaume de Pirou...
Danger ! Ivresse à bord
Mais voilà… à bord de la Blanche-Nef, l'équipage a abusé du vin. Clairement. Jusqu'à plus soif.
Les prêtres, venus pour bénir le bateau à Barfleur, juste avant la traversée, se sont fait refouler à grands coups d'éclats de rire gras.
Devant cet équipage ivre mort, certains passagers, comme le comte Étienne, les deux chevaliers Guillaume de Roumare et Édouard de Salisbury, préfèrent quitter le bateau.
Sage décision... qui leur sauvera la peau !
Droit sur le rocher du Quilleboeuf !
La Blanche-Nef file bientôt tout droit sur les flots, avant d'aller s'encastrer tout son flanc gauche sur le grand rocher de Quilleboeuf, à la sortie de Barfleur : à peu près à l’endroit où, aujourd'hui, se trouve le phare de Gatteville.
Un endroit dangereux, marqué par de puissants courants, qui a vu plusieurs navires sombrer corps et bien, au cours des siècles...
Le tout premier de cette sombre série étant celui de la Blanche-Nef !
Trois survivants !
Tout est fini. Seigneurs, prélats, l'héritier du trône anglais, tous viennent de perdre la vie, dans le pathétique naufrage de la Blanche-Nef.
Enfin : pas tout à fait !
À ce moment de l'histoire, il nous reste trois survivants :
- un boucher de Rouen, Bérold ;
- Geoffroi, fils du seigneur Gillebert de l'Aigle.
Les deux s’accrochent désespérément à la grande vergue.
Le troisième ? Il s’agit de Thomas, le capitaine, qui lutte non loin dans les flots, pour ne pas se noyer. Il demande aux deux autres rescapés où se trouve le fils du roi. En apprenant sa mort, Thomas préfère se laisser couler...
Geoffroi finit par tomber du mat et se noie. Bérold est recueilli quelques heures plus tard par des pêcheurs.
Au petit matin, des habitants retrouvent le trésor du roi, le cadavre du comte de Chester, ainsi que quelques autres dépouilles sur les rochers.
La terrible nouvelle
Henri Ier, qui entre-temps avait débarqué en Angleterre, s’inquiète de ne pas avoir de nouvelles de ses enfants
La sinistre nouvelle arrive à la cour anglaise le surlendemain.
Un enfant se jette aux pieds du roi, hurlant ces mots terribles : « Hélas, sire, tout est perdu ! »
La suite des évènements
Guillaume Adelin laissait derrière lui une veuve de 12 ans, Mathilde. La petite comtesse d'Anjou part s'enfermer à l’abbaye de Fontevraud : elle y deviendra la seconde abbesse.
Mais une grave crise couvait… Il n’y a plus d’héritier, sur le trône anglais !
Il ne reste à Henri Ier qu'une fille, Mathilde. Elle prend le surnom de l’Emperesse, lorsqu’elle épouse l’empereur germanique Henri V.
Deux ans après la mort de ce dernier, en 1127, Henri Beauclerc la marie au comte d'Anjou Geoffroy Plantagenêt.
À la mort d’Henri Ier, en 1135, un de ses neveux, Étienne de Blois, s’empare du trône anglais.
Il faudra des années d’âpres batailles, avant que le fils aîné de Mathilde, Henri, ne soit reconnu comme souverain légitime d’Angleterre, puis sacré sous le nom d’Henri II.
Le fondateur de la dynastie royale anglaise des Plantagenets, dont devait faire partie les célèbres rois Édouard III (qui participe à la guerre de Cent Ans) ou Richard II (qui inspirera Shakespeare dans sa pièce éponyme)...
Sources
- Serge Bertino. Guide de la mer mystérieuse. Éditions Tchou, 1970.
- Auguste Lecanu. Histoire du diocèse de Coutances et Avranches. 1877.
- Naufrage de la Blanche-Nef (1120). Encyclopédie Wikimanche, wikimanche.fr.