Les quatre mois que nous y passâmes sont restés dans ma mémoire, et surtout dans mon cœur, comme les plus doux de ma vie. Une bonne bibliothèque fournissait à nos soirées, et mon mari, qui lisait pendant des heures sans se fatiguer, les consacra à me faire un cours d'histoire et de littérature aussi amusant qu'instructif. Je travaillais aussi à la layette de mon enfant, et je reconnus alors l'utilité d'avoir appris, dans ma jeunesse, tous les ouvrages que les femmes font d'habitude. Notre bonheur intérieur était sans mélange et plus complet qu'à aucun autre moment de notre vie commune passée. La parfaite égalité d'humeur de mon mari, son adorable caractère, l'agrément de son esprit, la confiance mutuelle qui nous unissait, notre entier dévouement l'un pour l'autre, nous rendaient heureux, en dépit de tous les dangers dont nous étions entourés. Aucun des coups qui nous menaçaient ne nous effrayait, du moment que nous devions être frappés ensemble.Mais la Révolution les a suivis ! La voilà en Gironde... Alors, sans réfléchir, la petite famille s'embarque vers l'Amérique. On les imagine faire la longue traversée en bateau... Lucie écrit :
Ma vie de bord, toute dure qu'elle fût, m'était pourtant utile en ce sens qu'elle avait forcément éloigné de moi toutes les petites jouissances dont on ne connaît pas le prix quand on les a toujours possédées. En effet, privée de tout, sans un moment de loisir, entre les soins à donner à mes enfants et à mon mari malade, non seulement je n'avais pas fait ce que l'on appelle sa toilette depuis que j'étais à bord, mais je n'avais même pu ôter le mouchoir de madras qui me serrait la tête. Je trouvai mes cheveux, que j'avais très longs, tellement mêlés que, désespérant de les remettre en ordre et prévoyant apparemment la coiffure à la Titus, je pris des ciseaux et je les coupai tout à fait courts, ce dont mon mari fut fort en colère. Puis je les jetai à la mer, et avec eux toutes les idées frivoles que mes belles boucles blondes avaient pu faire naître en moi.Là-bas, c'est une vie simple et paisible qui les attend, où Lucie s'occupe des bêtes et des champs, fait la tambouille, le ménage... et voit de ces choses, sur ce nouveau monde ! Comme des Indiens, des « sauvages », à qui elle achète des mocassins... Aah, c’est la vie bucolique du Bouilh, la Révolution en moins ! Le bonheur, quoi... jusqu’au jour où une lettre arrive : il faut rentrer ! Rentrer au bercail, dans cette France meurtrie, pour récupérer leurs biens. Où ce qu’il en reste : le Bouilh est pillé, saccagé... plus aucuns meubles, rien ! Il faut tout recommencer. Mais Lucie est courageuse...
Cette maison, je l'avais laissée bien meublée, et si on n'y trouvait rien d'élégant, tout y était commode et en abondance. Je la retrouvais absolument vide: pas une chaise pour s'asseoir, pas une table, pas un lit. J'étais sur le point de céder au découragement, mais la plainte eût été inutile. Nous nous mîmes à défaire nos caisses de la ferme, depuis longtemps déjà arrivées à Bordeaux, et la vue de ces simples petits meubles, transportés dans ce vaste château, provoqua en nous bien des réflexions philosophiques.A la prise de pouvoir de Louis-Philippe, leur fils Aymar qui suit la duchesse de Berry se fait condamner à mort. Son père le sauvera mais se fera lui emprisonner quelques mois, toujours suivie de sa fidèle Lucie... La famille quitte la France et s'installe en Suisse : Frédéric y meurt en 1837, Lucie en 1853.
Quand cette enfant de l'Inde abandonna ses ondes, Les étoiles des nuits pleurèrent sur ses mâts, Et le ciel glorieux la fit voir aux deux mondes Pour que l'hymne des yeux jaillit de deux climats.
Et encore !
Mais aussi !