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Comment un gros rhinocéros indien a atterri sur l'île d'If

Quand : 1514 - 1516

Rhinocéros indien | ©Herbert Aust / Pixabay
Château Animaux Albrecht Dürer Château d'If

Un cadeau de dédommagement

En 1514, le gouverneur des Indes portugaises à Goa, Alfonso d’Albuquerque (navigateur à ses heures perdues) demande l’autorisation du sultan Muzaffar Shah II, de construire un fort sur l’île de Diu.

Refus net de celui-ci !

Il dédommage somptueusement les Portugais : armes, brocarts, vaisselles... et un rhinocéros (ganda en indien).

L’historien Gaspar Correia, qui a vu l’animal, le décrit :

« Bas de corps, un peu long ; le cuir, les pieds et les pattes d’éléphant ; la tête longue, comme celle d’un porc ; les yeux près du museau ; et sur le nez une corne grosse et courte, aiguë à la pointe. Il mangeait de l’herbe, de la paille et du riz cuit. »

D’Albuquerque, lui, se dit qu’il ferait un très beau cadeau, pour le roi Manuel Ier du Portugal !

Manuel I (Palácio da Pena)

Manuel I (Palácio da Pena) | ©Marcin Latka / Flickr / CC-BY-SA

Cap sur Lisbonne !

Voilà donc qu’au tout début de l’année 1515, l’animal quitte Goa, direction Lisbonne.

Le voyage à bord du Nossa Senhora da Ajuda dure 4 mois, sans encombres.

On a affecté un Hindou (un certain Oçem), pour servir de « cornac » à la bête, qui a une chaîne fixée à la patte droite, pour l’attacher et la conduire.

Tout juste pourra-t-on tout de même dire que le pauvre animal n’est pas suffisamment nourri : riz cuit et paille défraîchie au menu…

Heureusement, il arrive en bonne santé au Portugal.

Une bête... curieuse !

L’arrivée du rhinocéros à Lisbonne, le 20 mai 1515, provoque un raz-de-marée de curiosité inédite.

Tenez : la tour de Belem, alors en début de construction, s’ornera plus tard de plusieurs têtes de rhinocéros, en souvenir !

C’était, il faut le dire, le premier rhinocéros indien à fouler le sol européen, depuis l’Antiquité.

Le ganda rejoint la ménagerie du roi, dans son palais lisboète de la Ribeira.

Le rhinocéros, tour de Belem

Le rhinocéros, tour de Belem | ©Heribert Bechen / Flickr / CC-BY

Éléphant versus rhinocéros

Le rhinocéros passe alors pour être un monstre sanguinaire.

Pline l'Ancien, qui déjà mentionne le rhinocéros dans son Histoire naturelle, rapporte qu'il aiguise sa corne contre un rocher, pour éventrer son plus grand ennemi... l'éléphant !

Cela donne des idées à notre roi portugais Manuel, qui organise un combat entre le rhinocéros et un jeune éléphant, le 3 juin 1515.

Le rhino attaque immédiatement, se lance vers son ennemi, si brusquement... que son gardien doit lâcher sa chaîne !

Le pauvre éléphant s’enfuit sans demander son reste, vers son écurie voisine.

L'étape sur l'île d'If à Marseille

Un cadeau pour le pape

Manuel Ier décide ensuite d’offrir l’animal en cadeau au pape Léon X.

Oh, un petit cadeau de trois fois rien, histoire de raffermir les liens entre Portugal et papauté, vous savez...

Le rhinocéros, un « collier de velours vert avec roses et œillets dorés » autour du cou et une « chaîne de fer dorée » à la patte, embarque en décembre 1515.

Cap sur Rome ! Avec un arrêt au large de Marseille, sur l'île d'If.

François Ier débarque

Au tout début de l’année 1516, le bateau qui transporte le rhinocéros, le Joao de Pina, accoste sur l’île d’If.

Une île alors sauvage, complètement déserte, peuplée... de chèvres !

François Ier se trouve alors dans la région provençale, de retour de Marignan. Curieux, il débarque à son tour sur l’île voir l’animal, le 24 janvier 1516.

Sa curiosité assouvie, il découvre la petite île, sauvage, non loin de Marseille.

Ça tombe bien, non ? Lui qui veut construire une citadelle pour protéger la cité phocéenne…

8 ans après, on posait la première pierre de la forteresse actuelle : le nom du château viendrait de la profusion d’ifs, qui se trouvent alors sur l’île !

Ile et château d'If

Ile et château d'If | ©Ralf Smallkaa / Flickr / CC-BY

Un naufrage très soudain

Le bateau repart pour Rome en février 1516, le ganda toujours à son bord.

Mais une tempête approche… celle qui leur fait faire naufrage, dans le golfe de Gênes.

Le pauvre animal, enchaîné, ne peut pas nager et se noie.

La tradition rapporte que l'on récupère son corps sur le rivage, que l'on naturalise, avant de l'offrir au pape, qui le fait exposer au Vatican.

Albrecht Dürer et sa célèbre gravure

De Lisbonne à Nuremberg

Voilà qu’arrive le célèbre graveur allemand Albrecht Dürer. Il n’a jamais vu, en vrai, notre rhinocéros indien.

Mais il en réalise une gravure sur bois, en 1515, basée sur une description et un croquis anonyme réalisé par un Portugais.

Parce qu’en 1515, les marchands allemands sont légions, à Lisbonne : le dessin finit tout naturellement par arriver de main en main jusqu’en Allemagne, puis entre celles de Dürer, à Nuremberg !

Albrecht Dürer

Autoportrait d'Albrecht Dürer | ©Rijksmuseum / CC0

Petites fantaisies !

Alors, OUI. Oui, il y a des problèmes, des fantaisies anatomiques flagrantes, dans la gravure de Dürer !

Corne sur le dos, poils aux oreilles et sous le museau, armure sur le corps avec des sortes de manches courtes, pattes couvertes d'écailles, piquants sur la corne...

Rien de très réaliste dans les détails, mais dans la forme générale... on a bien un superbe rhinocéros !

Le Rhinocéros (A. Dürer, 1515)

Le Rhinocéros (A. Dürer, 1515) | ©Cleveland Museum of Art / CC0

Un best-seller !

Dürer fait reproduire sa gravure en grand nombre, fait distribuer les reproductions en Europe, grâce à la technique de l’estampe.

Certains n’ont pas manqué de comparer son célèbre monogramme AD à un logo avant l'heure, une marque déposée !

C’est en tous cas un grand succès : jusqu’à 5000 reproductions se vendent, du vivant de Dürer.

Monogramme de Dürer

Monogramme de Dürer | ©Cleveland Museum of Art / CC0

Une inspiration sans fin

Au fil du temps, des dessins, des peintures beaucoup plus réalistes de rhinocéros verront le jour.

Mais la gravure signée Dürer continuera d'être reproduite et d'inspirer naturalistes et artistes : à l'image du célèbre rhinocéros en porcelaine de la manufacture allemande de Meissen (1731).

Aujourd’hui exposé au musée de la Céramique de Sèvres, il s’agit du chef-d’œuvre du sculpteur Johann Gottlieb Kirchner, haut et long de plus d’un mètre.

Plus proche de nous, le rhinocéros de Dürer inspirera Salvador Dali, avec son Rhinocéros Cosmique.

Rhinocéros de Meissen

Rhinocéros de Meissen (1731) | ©Anecdotrip.com / CC-BY-NC-SA

Les rhinocéros en Europe

Le rhinocéros de Manuel Ier est le premier rhinocéros vivant vu en Europe depuis l’Antiquité.

Le tout premier dont on garde la mention est celui du pharaon Ptolémée Philadelphe (-263), qui traverse la Méditerranée.

Se succéderont plusieurs rhinocéros, jusqu’au dernier de l’Antiquité, en Europe, en 248.

Ensuite, pour l’époque moderne, il faut attendre 1515 et le rhinocéros du roi Manuel Ier, pour en voir un nouveau débarquer en Europe.

Se succéderont plusieurs autres, notamment deux à Londres et deux à Versailles, offerts au roi Louis XV : parmi eux la célèbre Clara, immortalisée par Oudry !

Sources

  • Abel Fontora da Costa. Les déambulations du rhinocéros de Modofar, roi de Cambaye, de 1514 à 1516. 1937.
  • Nikola Obermann, Sana Schönle. Un rhinocéros conquiert le monde (Karambolage). Arte, 2020.
  • Un rhinocéros à l'origine du château d'If, dossier thématique en ligne édité par le Centre des Monuments Nationaux.

À propos de l'auteure

Vinaigrette
Passionnée par les balades et par l'Histoire, grande ou petite... pleine de détails bien croustillants, si possible !